vendredi 21 janvier 2011

Dans la roue de Freddy Maertens (12) : Une si longue chute...

En 1978, dans une interview de Claude Parmentier intitulée "Maertens, l'homme à battre", celui-ci parle de sa fin de carrière.
"...—  Parmi  les  adversaires que tu redoutes le plus tu n’as pas cité Merckx.
  Non, Eddy pour moi a été le plus grand coureur de tous les temps mais il a commis l'erreur de vouloir s'accrocher l'an passé et cette année en­core.   Il  faut  savoir partir à temps. Eddy est en train de gâcher son immense palma­rès et de ternir son image de marque. C'est dommage.
Sauras-tu   t'arrêter   le moment venu ?
Je le pense oui. Je ne sais pas ce que je ferai mais j'ai un bon comptable qui s'occupe de mes affaires et qui place mon argent.  Une chose est certaine,  quoi  que je fasse quand j'abandonnerais le cy­ clisme  ce  sera en  fonction d'une certaine liberté. Je veux être libre."
Mais cela ne se passa pas du tout comme cela... En effet, Freddy ne retrouva plus jamais le niveau qui était le sien en 1981 mais il continua à courir jusqu'en 1987, remportant seulement deux courses ! Changeant d'équipe chaque année...
En avril 1982, Maertens est à nouveau "Face au Miroir" dans le numéro 316 du magazine.
Henri Quiqueré raconte sa rencontre avec le sprinter belge qui n'a pas réussi un bon début de saison.

"Lombardzijde, un village   sur   la frange   du   plat pays, couvert de landes   maréca­geuses et d'oseraies que le labeur flamand a drainé, défriché, cultivé. Un village, protégé de la colère de la Mer du Nord par un ourlet  de dunes   maintenues   par   des oyats bien aggripés au sol, des arbousiers griffus, et qui s'étire tout au long de l'interminable plage de sable.
Juste au milieu des sables, entre la Panne et Oostende, les lieux ont réussi — pour com­bien de temps ? — à se proté­ger de l'invasion de villas, d'hôtels et de terrains de campings.
Lombardzijde, c'est là qu'habité Freddy Maertens.
Et s'il a tant et tant exposé son corps au vent froid qui balaye la plaine en permanen­ce, il a soigneusement caché sa maison. Tout au bout du vil­lage. Dans un des rares creux. Entre une ferme à l'ancienne et les serres à rendement d'un agriculteur forcené. Une vaste maison de briques rouges au cœur d'un jardin hanté par un doberman qui s'empresse de lécher les mains du moindre visiteur. Un lieu qui n'a rien de secret et où vous mène un parcours fléché d'arc-en-ciel. Ici, il est le Dieu vivant !
Tout le monde le connaît. Enfin l'affirme d'emblée pour reconnaître très vite qu'on ne le voit guère que dans la bou­tique de cycles de son père. Qu'il ne fréquente pas les cafés, lieux publics privilégiés, dans lequels, entre deux jeux de fléchettes, son portrait est tapissé.
Il est si populaire que les "Flamingands" consentent même à faire l'effort de parler français pour parler de lui.
Buveur de bière et en train de manger... des frites, un jeune homme blond qui tient à faire rire dit à plusieurs repri­ses Freddy et, au lieu de pro­noncer son nom, se prend les lèvres à deux mains et les tire en avant. Un de ses ainés raconte qu'à l'école, on se moquait de lui et de cette particularité.
Que si le film Mash avait été tourné dix ans plus tôt, nul n'aurait manqué de l'affubler du célèbre sobriquet de "lèvres en feu".
Cette distorsion labiale n'aurait-elle rien à voir, comme d'aucuns l'ont affirmé, avec la cortisone et autres dopings ? Serait-elle congéni­tale ou bien alors Freddy utilisait-il déjà des produits de la liste rouge à la communale ? En vrac, on dit de lui : « II n'a jamais aussi bien marché qu'en 1982 puisqu'il lui suffit de monter sur son vélo pour gagner beaucoup d'argent et qu'il n'a pas même besoin de terminer une course. »
« C'est un vrai champion qui n'a pas eu de chance. » « II en gagnera encore bien d'autres. »
« Ce sera sa dernière sai­son. » « On ne l'a jamais con­sidéré à sa juste valeur et sur ce qu'il a déjà gagné, il est déjà parmi les plus grands de l'histoire. »
Des commentaires, on le voit, qui vont dans le sens de la presse belge en particulier et internationale en général. Tout le monde l'aime parce qu'il est d'ici mais se pique de considé­rations de réserves parce qu'avec lui : « On ne sait jamais. »
Son père, lui ne doute pas. Il parle parfaitement le fran­çais papa Maertens. Pas comme son fils Marc qui vient d'entrer chez les professionnels et que l'on prétend aussi rapide au sprint que son aîné :
« Question de génération, explique-t-il, de mon temps, il n'y avait pas de nationalisme flamand. Enfin, pas vraiment. Plutôt, on ne poussait pas l'identité jusqu'à refuser de parler une langue supplémen­taire. »
Ses fils lui ressemblent for­midablement. Même visage. Même blondeur. Peut-être est-il tout de même plus enjoué, plus volubile :
« Freddy, dit-il, il a eu la malchance d'arriver au moment du déclin de Merckx. Dans ce pays où le vélo a telle­ment d'importance, on voulait à tout prix un successeur à Eddy et donc quelqu'un qui gagne tous les dimanches. En 76, il a remporté 54 courses et en 77, 56 ! Eh bien c'était insuffisant ! Quand il termi­nait troisième, on prédisait déjà son déclin ! Et puis, il a eu tous les malheurs possibles et personne n'en a tenu compte. C'est invraisemblable et injuste. Personne, sauf Driessens, ne l'a aidé et son mérite d'être revenu au pre­mier plan n'en est que plus grand. »
Le magasin vend des vélos au sigle Freddy Maertens, c'est le moins. Tout est consacré au cycle, à la gloire du cycle et des enfants champions. Tout sauf quelques médailles pour les concours de pigeons. Papa Maertens est colombophile et espère que Freddy le deviendra aussi.
Freddy donc, c'est au bout du village. Il a fallu l'attendre longtemps. La commission pour le rendez-vous a été man­gée par Guillaume Driessens. C'était fixé pour quinze heu­res. A seize, dix-sept, dix-huit heures, les volets étaient clos. A dix-neuf, ils le sont toujours mais un flot de musique s'échappe du garage.
« Pour un flirt avec toi, je ferais n'importe quoi ! ». Le doberman est un tendre, pas de problème pour traverser le jar­din et pousser la porte de gros bois? Il est là. Sur un home traîner. Sur le sol, un survête­ment trempé qu'il a jeté en vrac pour en enfiler un sec. Sans nous laisser le temps de nous présenter, il dit : « J'ai fait cent kilomètres sur le parcours du Jour des Flandres mais c'est insuffisant. Il faut que je roule encore deux heures. » Voyant notre décep­tion, il demande qui nous som­mes, pourquoi nous sommes et tout cela sans baisser la musique ni cesser de rouler. Son verdict :
« Miroir du Cyclisme, alors d'accord. Entrez dans la mai­son, prenez un verre, ma femme va arriver, on dînera ensemble. »
Le salon est de bon goût. Des toiles modernes de qualité. Des cuivres anciens. Un por­trait du maître des lieux en champion du monde et une assiette de porcelaine à l'effi­gie de Jean-Pierre Monséré sur le téléviseur. Des banquettes profondes et des coussins qu'une petite fille, vraiment pas farouche, s'attache très vite à éparpiller. C'est demoi­selle Maertens, trois ans, qui a précédé sa maman qui range la voiture. Une maman qui fait, on le constatera, bien mieux la cuisine qu'elle ne parle le Fran­çais. Un repas sain mais vrai­ment copieux. Freddy a plus que de l'appétit. Trois soles pêchées le matin même, un plat de haricots verts, une main épaisse de Gouda, une salade et trois oranges. Pour finir, juste un morceau de tarte, par politesse, pour nous tenir com­pagnie. Et là, interdiction de parler vélo. De vin seulement. Celui qui est à la cave. Sur la table, il y a de l'eau et pas même minérale. Une conversa­tion prétexte pour dire :
« Les journalistes préten­dent que j'abuse du Champagne et du vin. Tout cela parce qu'hors saison, je leur en ai offert quand ils passaient à la maison. Même pas la recon­naissance du ventre. »
Au salon, il attaquera d'em­blée sur la presse. Il montre un journal flamand et un autre français du matin même où figurent deux interviews de lui. Lui qui affirme : « Tous les deux assurent m'avoir rencontré à l'arrivée des Trois Jours de la Panne. Pourtant, je n 'ai vu personne. Aussitôt la ligne franchie je suis allé à l'hôtel me changer et je suis tout de suite reparti pour faire quatre-vingt kilomètres derrière derny ! Ce ne serait pas grave si l'on ne me faisait pas tenir des propos désobligeants à rencontre de Roger De Vlaeminck. S'il est vrai que nous ne sommes pas particulièrement copains, il n'en est pas moins vrai que j'admire le champion qu'il a été et qu'il est toujours. »
 Il attaque certes, mais sans véhémence. Plutôt avec désanchantement. Manifestement, il est désabusé. N'a pas par­donné ce qu'on a écrit sur lui pendant sa période noire des années 79 et 80 et trouve légi­time de n'avoir pas été gentil après son retour en 81 :
« Je ne me sens pas d'obli­gation, dit-il. Je ne suis pas de ceux qui font des courbettes. Ils m'ont méprisé. Je les méprise. Ce que je peux leur répondre c'est seulement par des victoires et ils en profitent. Il y en a quelques-uns à qui je donnerai bien une gifle. A celui qui a écrit que j'étais devenu complètement fou par le doping par exemple. Tout cela parce qu'un jour où le peloton roulait à trente à l'heure et que je m'ennuyais, je me suis amusé à faire sem­blant de décrocher un téléphone de mon cadre et à télé­phoner à ma femme. C'était pour faire rire les copains et pour rire moi-même. »
Le doping, parlons-en !
« Les stimulants, bien sûr que j'en ai pris. Mais tout le monde dans le peloton en prend. Et de quelque pays qu'il soit. Ce qui compte, c'est de les prendre sérieusement, sous contrôle médical. Pour faire ce que l'on nous demande de faire, il n'y a pas d'autres solutions. Ce n'est pas l'abus de doping qui m'a fait connaître le passage à vide de 79 et 80 mais des blessures. Surtout ce poignet fracturé à deux repri­ses qui a nécessité la pose de plaque sur les os et la seconde fois une opération en Améri­que par un grand spécialiste. Cela et rien d'autre. Il y a trop d'hypocrisie dans les règle­ments et tout particulièrement en Belgique où l'homme chargé des contrôles est un... vétérinaire. Nous prendrait-on pour des chevaux ou des vaches ? Un vétérinaire qui s'enrichit l'hiver dans les con­férences sur le doping où, con­tre tout règlement, il donne les noms des coureurs qu'il a trouvé positifs. Au moins, en Italie, où pour qu'une équipe soit agréée il est nécessaire qu'elle possède son propre médecin, on prend le soin de prévenir les coureurs des pro­duits qu'ils ne doivent plus uti­liser et cela un mois avant les courses. Celui qui s'y fait pren­dre est un imbécile parce qu'il avait été prévenu. Ici, rien de cela. On sait qu'un produit est interdit une fois qu'on a été suspendu ! Et puis, le doping, ce qu'on appelle doping, c'est surtout des choses pour se soigner... ».
II y a eu Simpson et quel­ques autres. Il le sait et conclut : « Je suis professionnel et majeur. Si je veux me détruire, au fond cela ne regarde que moi. On n'empêche pas les routiers de rouler sous prétexte qu'ils peuvent avoir un acci­dent mortel. J'exagère, bien sûr, parce que le sport est une vertu morale mais la morale veut aussi qu'on puisse se soi­gner quand cela est nécessai­re... »
Chapitre clos. S'ouvre celui de sa carrière passée : « J'es­time, dit-il, avoir gagné ce que je pouvais gagner. A l'excep­tion peut-être du Tour d'Italie que Pollentier a gagné. Mais jamais je n'aurais pu rempor­ter un Tour de France ! Les Classiques et deux champion­nats du monde plus un Tour d'Espagne me semblent des garanties suffisantes pour que mon nom reste dans le vélo... ».
Et sur l'avenir :
« Et puis j'en gagnerai encore d'autres des courses et des belles. Je compte demeu­rer dans le peloton jusqu'à trente-quatre ans, c'est-à-dire encore quatre saisons. Des classiques et des étapes dans le Tour de France où je m'aligne­rai cette année. Je ne sais pas quelles courses je gagnerai mais je sais que j'en gagnerai. J'ai toujours fait le métier sérieusement. Comme les jeu­nes ne savent d'ailleurs plus le faire. C'est une garantie. »
II s'agit de l'avenir cycliste. L'avenir tout court, il n'y a pas vraiment pensé :
« Quand on fait ce métier de chien, dit-il, c'est naturellement pour gagner de quoi assurer ses arrières. J'espère y parvenir. Mais si ce n'était le cas, j'ai deux mains pour travailler. Vous savez, je suis d'une famille plus que modeste. J'ai travaillé très jeune. Je sais travailler et je pourrai toujours donner à manger aux miens. »
II demande congé. Demande si l'on ne veut pas un lit plutôt que de reprendre si tard la route pour Paris. Nous indique le code téléphonique pour être certain de le faire décrocher quand il est là. Pas gentil, non vraiment ce n'est pas le quali­ficatif qui convient. Sympathi­que plutôt. Et puis simple. Simple au sens noble du mot. Comme savent l'être les « peti­tes gens » disait Voltaire. Et ce Monsieur avait l'amour du peuple !"
Et puis pendant de nombreuses années, Freddy Maertens disparaît du Miroir du Cyclisme, pas le moindre article, pas la moindre photo. En tout cas, je n'en ai point trouvé... Jusqu'au mois de mars 1986 où Roger Van Moer signe un long article intitulé "M. Le Maudit !"
"Freddy Maertens sent le soufre. Pour sortir de son enfer personnel, il s'entraîne comme un damné. Il s'est fait exorciser et se dit certain d'avoir gagné son combat contre le diable. Il prêche Jésus-Christ et espère, pour gagner le paradis, redevenir lui-même. Mais voilà, qui est Freddy Maertens ?
Nieuport, ses bateaux de pêche, son quai qui pue le poisson pourri. En hiver, le décor grisâtre et plu­vieux rend triste et mélancolique. A quel­ques mètres de l'eau sale qui cla­pote sans joie contre ces pierres creusées d'algues vertes et noires, se dresse un bâtiment dépourvu de toute beauté architecturale. Il abri­te plusieurs appartements sans âme. Dans l'un d'entre eux vit un ancien champion cycliste avec sa petite famille.
Car Freddy Maertens qui connut tant d'heures de gloire et de joie, qui brassa tant de millions de lires est, aujourd'hui, presque dans la misère. Il y a deux ans, il a reven­du sa grosse Mercedes à Eric Vanderaerden. C'était déjà un symbole, un échange entre un champion déchu et un champion naissant. Le premier avait un ur­gent besoin d'argent, davantage que d'une voiture pour se rendre aux courses cyclistes qui ne pou­vaient plus lui procurer la moin­dre satisfaction. Le second construisait avec sagesse sa future car­rière.
Maertens, ensuite, a dû abandon­ner sa belle villa de Lombardsijde qu'il a habitée après avoir quitté le domicile paternel, après ses pre­mières grandes victoires. Pendant quelques temps, Freddy et son épouse Carine avaient occupé une petite ferme, mais grâce à l'argent — à cause de l'argent ? — ils virent ensuite plus grand, plus beau. La riante villa de Lombardsijde a été quittée en avril 1985. Un déménagement pénible pour le couple Maertens. La fin d'une époque. Dans son appartement de Nieuport, Freddy compte ses amis. Ceux des mauvais jours. Ils ne sont guère nombreux. Autrefois, ils se pressaient à sa porte pour venir boire avec lui du Champagne, la boisson «miracle» que Guillaume Driessens lui avait conseil­lée.
Mais il n'y a plus aujourd'hui de Champagne dans le frigidaire de Freddy Maertens. Le double champion belge ne peut plus se payer ce breuvage des dieux. Il y a un an et demi, un journaliste se présenta chez lui. Au cours de la conversation, Freddy se rendit dans une autre pièce et revint un lourd coffret à la main. « Tu ne veux pas faire un beau cadeau à ta femme, proposa-t-il au journaliste. Tiens, ce sont des couverts en argent. Je te les laisse pour 17 000 francs belges. » On devine l'étonnement du jour­naliste face à ce « cadeau ». De­puis, hélas les propos de Maertens ne sont pas devenus plus cohé­rents. Récemment, il a expliqué, à sa manière, les raisons de ses échecs derniers et, surtout, pour­quoi il s'estimait toujours capable, un jour, de redevenir le champion qu'il était autrefois. « Des gens qui me voulaient du mal ont dit des messes noires contre moi. J'en ai beaucoup souf­fert. Mais j'ai rencontré deux per­sonnes qui m'ont exorcisé. Dé­sormais, je suis débarrassé du dia­ble et je puis, à nouveau, songer à gagner des courses. » II est écrit que même aujourd'hui alors que l'argent lui fait défaut, il se trouve des personnes prêtes à soutirer au crédule Maertens le peu qui lui reste.
Personnage à la personnalité d'une faiblesse coupable, Freddy s'est toujours laissé mener par d'autres. Désormais, il croit en ses deux « exorciseurs » et... en Jésus Christ. « Le Christ-nouveau est né il y a deux ans, ajoute Maertens. Vous ne me croyez pas ? Tant pis pour vous. Vous verrez bientôt que j'ai raison et je promets des jours pé­nibles pour le monde, ainsi qu 'il est écrit dans le livre de l'Apoca­lypse. »
Mais revenons sur terre. A 34 ans depuis le 13 février, il tient tou­jours à être présent dans les pelotons. Pourtant au cours des qua­tre dernières saisons, seules deux victoires sont venues récompenser son opiniâtreté. Fin juin, début juillet, on le revit dans des épreuves régionales. A Gistel, ce fut la fête comme aux plus beaux jours.
« J'ai déjà dit et je répète que je tiens surtout à me prouver quel­que chose. L'an passé, fin février, j'étais sur la bonne voie. J'ai sué sang et eau au Tour de Sicile mais j'ai terminé. C'était déjà ça. J'a­vais, dès lors, de nouvelles espé­rances auxquelles m'accrocher. Puis vint cette chute à l'entraîne­ment, en Hollande. Mes pensées ont commencé à se bousculer de nouveau. Et les histoires avec Driessens ont commencé. C'était la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Une véritable affaire s'ensuivit et la L.V.B. décida de se débarrasser d'un coureur « dopé ». Je perdis ma licence et me retrou­vai sur le sable. Chômeur et sans autre possibilité d'emploi. La chu­te, quoi. Ma victoire, ce n 'est pas à Gistel que je l'ai remporté. Je l'a­vais déjà remporté avant de signer mon contrat chez Euroscap. Com­bien de médecins ont reconnu que j'étais toujours en parfaite santé ? Il y eut un psychiatre, un cardio­logue, un urologue et un hémato­logue. J'ai dû payer tous ces spé­cialistes de ma poche mais j'ai re­trouvé ma licence. » Comment Freddy Maertens som­bra-t-il de la sorte, quel est le che­minement d'une carrière qui, en aucun cas ne peut servir d'exem­ple et qui, pourtant, fut par trop brefs instants, réellement excep­tionnelle ?
Le 5 octobre 1972, à Zwevezele, le jeune Maertens remporta sa pre­mière victoire en tant que coureur cycliste professionnel. Il était sorti des rangs des amateurs, où il avait brillé si souvent, quatre jours plus tôt seulement. Très vite, trop vite sans doute, il fut annoncé comme le futur grand rival d'Eddy Merckx. Ni plus ni moins. Mais Maertens manquait encore d'expérience et ses supporters acharnés comme le sont les gens qui habitent au bord de la mer, crurent prématurément que leur favori serait capable de faire tomber le grand Merckx de son trône. Les premiers résultats du jeune Freddy furent cependant encourageants. Au cours de sa première saison complète, il triom­pha dans les Quatre Jours de Dunkerque, fut deuxième du Tour des Flandres, cinquième de Paris-Roubaix et vainqueur de quel­ques semi-classiques belges comme le Grand Prix Jef Scherens ou ce­lui de l'Escaut. A vingt et un ans, c'était déjà de jolis débuts.
Puis survint le fameux champion­nat du monde disputé à Barce­lone, sur les hauteurs de Montjuich. Très logiquement, Maertens avait été retenu dans la sélection belge. Déjà en 1971 à Mendrisio il avait échoué de peu dans l'épreuve des amateurs, n'étant battu au sprint que par Régis Ovion à la suite d'une manœuvre curieuse de son propre équipier Vanderlinden. A Montjuich, Freddy s'aligna avec une ambition teintée de l'insousciance de la jeunesse. Pour la ma­jorité des observateurs pourtant, Eddy Merckx était le favori in­contestable.
Sous une chaleur torride, le grand champion belge imprima rapide­ment un rythme élevé à l'épreuve mondiale et le peloton fut rapi­dement décimé. Sur une attaque très sèche de Merckx, il ne resta bientôt plus dans son sillage que Gimondi, Ocana, Zoetemelk et... Maertens. Zoetemelk fut bientôt éliminé à son tour. A quatre tours de l'arrivée, dans la côte la plus difficile du parcours, Merckx at­taqua à nouveau. Cette fois, ses rivaux plièrent. Et ce fut... Maer­tens qui, le premier, engagea la poursuite sur son équipier ! Il re­vint sur Merckx, mais il servit ain­si de point de mire pour Felice Gimondi et Luis Ocana qui, tour à tour, revinrent en tête également. Dès cet instant, on sentit que quelque chose de grave venait de se passer. Alors qu'ils étaient re­groupés, Maertens demanda à Merckx de ne plus attaquer, mais il lui promit, en même temps, de lui emmener le sprint. Merckx comme Maertens tinrent parole.
La suite fut dramatique pour les Belges, très heureuse pour les Ita­liens. Maertens mena le sprint, mais lorsqu'il se retourna pour voir Merckx surgir, ce fut Gi­mondi qui le déborda. Merckx, lui, craqua de manière incompré­hensible. Maertens tenta bien de repartir, mais il échoua derrière Felice, Ocana terminant troisième. A l'arrivée, c'était la consterna­tion dans le camp belge et rapide­ment une très sérieuse polémique vit le jour. Merckx avait-il dupé Maertens au profit de son vieil adversaire Gimondi? Maertens avait-il le droit, à quatre tours de la fin, de lancer la poursuite der­rière Merckx ? Les supporters et les journaux s'emparèrent de l'af­faire, une affaire qu'on assimila à l'incident qui avait opposé, dix ans plus tôt, Beheyt à Van Looy au mondial de Renaix. Deux jours plus tard, les mêmes acteurs étaient présents au Critérium de Brasschaat en Belgique. Merckx y fut copieusement hué par un public injuste, Maertens applaudi à tout rompre.
Puis, pendant l'épreuve, Maertens chuta. Victime d'une fracture au bras, il dut mettre un terme prématurément à sa saison 73. Or, au cours de ce même automne, Merckx enleva coup sur coup Pa­ris-Bruxelles, le Grand Prix des Nations et le Tour de Lombardie. Il fut certes ensuite déclassé de la course lombarde (au profit de... Gimondi) pour dopage, mais il avait retrouvé le public à ses côtés. Un public qui, déjà, oubliait Maer­tens et l'incident de Montjuich. Cette chute de Brasschaat eut une importance déterminante car plus jamais — si ce ne fut pendant trois mois en 1981 lors de son «re­tour » — Maertens ne connut une popularité à l'égale de celle qui suivit Montjuich. Pourtant, peu à peu, il gravit les échelons, remportant ses premiè­res classiques. Il dut pourtant pa­tienter jusqu'en 1975 pour s'impo­ser dans Gand-Wevelgem, mais cette même saison il ajouta Paris-Bruxelles et Tours-Versailles à son palmarès.
Sa plus belle saison fut la sui­vante, celle de 1976. Merckx amor­çait déjà son déclin, Maertens bril­la partout et toujours. Au prin­temps, il s'adjugea Gand-Wevel­gem, l'Amstel Gold Race, l'Henninger Turm et le Championnat de Zurich. A la veille de partir au Tour de France, il devint cham­pion de Belgique. Et même dans le Tour, il fit merveille, démontrant qu'il n'était pas seulement un grand sprinter, mais aussi un rouleur ex­ceptionnel. Vainqueur d'épreuves chronométrées, il endossa pendant plus d'une semaine le maillot jau­ne, remporta huit étapes (!) et termina à Paris avec le maillot vert sur les épaules. Mais, aussi, il se classait huitième du classement final car bien que piètre grimpeur, il s'était bien débrouillé en montagne. Sur sa lancée, il partit en tant que favori de l'épreuve mon­diale disputée à Ostuni. Ce jour-là, Merckx prouva qu'il n'était pas rancunier. Alors que Moser et Zoetemelk étaient à l'at­taque, Merckx sacrifia son fidèle Bruyère pour permettre à Maer­tens de revenir sur les deux leaders en compagnie de Conti. Dans l'ul­time descente, Moser et Maertens écartèrent Zoetemelk, flanqué de Conti et à l'arrivée, Freddy de­vança facilement Francesco au sprint. Sur la ligne, il tomba dans les bras de Merckx. Un joli sym­bole également. Une passation de pouvoirs, a-t-on écrit à l'époque. Cette fois, Maertens paraissait bien lancé, estimait-on. Très vite, on consacra des ouvrages au jeune homme de Lombardsijde, alors âgé de 24 ans. On ne savait pas que 1976 allait être sa meilleure an­née...
Certes, la saison suivante, il était toujours aussi fort. Mais la guillo­tine du contrôle médical lui tomba à trois reprises sur la tête. Il fut déclassé d'un Tour de Belgique qu'il avait gagné nettement, puis de la Flèche Wallonne où il avait triomphé avec près de quatre mi­nutes d'avance sur le deuxième... Fràncesco Moser. Et au Tour des Flandres, où il avait tout dominé, remorquant Roger De Vlaeminck pendant les 70 derniers kilomè­tres, il fut certes battu au sprint par le plus italien des coureurs belges, mais il fut surtout mis hors course deux fois : la première pour avoir changé de vélo au pied du Koppenberg, la seconde pour do­page.
Maertens était réellement sur une pente dangereuse. Il figurait pourtant parmi les fa­voris du Tour d'Italie. 
Effective­ment, au début, il fit merveille : sept victoires d'étape. Tout se pas­sa bien jusqu'à Mugello où à l'is­sue d'un accrochage avec Rik Van Linden au sprint, il demeura cou­ché sur le macadam, victime d'une fracture au poignet. Or, cette chute accéléra sa déchéance. Jamais la blessure ne guérit totalement. On accusa l'usage de certains produits dopants, les corticoïdes en parti­culier dont il était beaucoup ques­tion à l'époque pour expliquer cette impossible guérison. Quoi qu'il en soit, et même si en 1978 il triompha encore au Circuit « Het Volk », Maertens ne fut plus jamais lui-même. La grande équipe Flandria avait été dissoute, Maer­tens se mit à courir n'importe où pour n'importe qui. Bientôt aussi, les difficultés financières s'accu­mulèrent, le fisc lui réclamant des arriérés. Jusque-là, Maertens avait fait confiance à de gens peu scru­puleux. Il payait la note. En 1979 comme en 1980, Freddy ne se distingua que par ses aban­dons. Était-il encore coureur cycliste à part entière lorsqu'en 1981 il fut engagé par « Boule d'Or » où il retrouvait... Guillaume Driessens qu'il avait lui-même chassé de « Flandria » au profit de Fred De Bruyne ?
Or, si au printemps Maertens fut nulle part, brusquement le miracle fut. En juin, au Midi-Libre, un nouvel abandon avait incité les di­rigeants de Boule d'Or à ne pas le retenir pour le Tour de France. Mais Driessens risqua néanmoins de l'aligner. Bilan : cinq victoires d'étapes et un Freddy Maertens meilleur sprinter qu'autrefois. Le miracle paraissait tellement in­croyable qu'on jugeait ce retour peu... naturel.
Sélectionné pour le Championnat du monde, Fred confirma pour­tant à Prague remportant un deu­xième titre devant Giuseppe Saronni et Bernard Hinault au terme d'un sprint épique. La squadra azzurra avait pourtant bien manœu­vré pour permettre à Saronni de l'emporter, mais celui-ci s'était re­trouvé un rien trop tôt en tête, Baronchelli s'étant effacé préma­turément et Maertens avait surgi in extremis.
Curieusement, ce fut la dernière grande victoire de Maertens. Il s'épuisa ensuite à amasser un ma­ximum d'argent dans les crité­riums. L'année suivante, on ne vit jamais le maillot arc-en-ciel en tête des pelotons. Il termina peu de courses, accumulant les aban­dons. Il obtint encore quelques contrats, changea d'équipe cha­que année. Il s'accrocha à ce vélo qui lui avait tout donné : argent, gloire et... désillusions amères.
Les blessures causées à l'époque où l'on parlait plus de Maertens comme d'un «drogué» ou d'un « ivrogne» ne sont pas encore cica­trisées. Mais il est indéniable pourtant que Freddy et son épouse Carine sont bien décidés à enta­mer une nouvelle vie.
« Aujourd'hui j'ai retrouvé le goût du travail, complété par le sourire et la joie de vivre de notre fille. Je pense qu'une nouvelle manière de  vivre m'est désormais offerte et  c'est pourquoi je vais remonter une dernière fois sur le vélo. »  A l'heure actuelle, Freddy s'en traîne comme un damné pour faire honneur aux couleurs qu'il porte­ra en 1986.
Cette équipe aura plusieurs spon­sors et on remarque parmi eux le lac Clairefontaine (centre de va­cances géré par la province du Hainaut), la RTBF par l'intermé­diaire de son émission « Ce Soir », les cycles Colnago et surtout Biomass (électro-ménager) dont le patron n'est autre qu'un certain M. Balbeur qui, récemment, a sou­tenu le boxeur belge Jean-Marc Renard qui s'est emparé du titre européen des super-plumes. « J'ai investi cinq millions de francs belges dans cette aventure. Je crois en Freddy Maertens. J'ai examiné le résultat de 240 prises de sang. Maertens est un homme sain. Il reviendra si toute l'équipe se met à son service. Je l'exigerai, sans cela je me retirerai... Il fut un très grand coureur et peut réussir sa fin de carrière. »
Et Freddy de surenchérir : « Bien sûr. Je prouverai à chacun, à Guil­laume Driessens d'abord, ce que je vaux encore. Je ne suis pas fini. » Madame Maertens hoche triste­ment la tête. Elle avoue qu'elle préférerait que son époux quitte définitivement le milieu cycliste qui ne peut plus lui apporter que des désillusions et des misères. Mais Freddy refuse de partir."
Le 18 juillet 1987, Freddy Maertens mettait un terme à sa carrière de coureur cycliste en Italie. 
Il aurait pu être le personnage d'un roman de Georges Simenon, tout le reste n'est que... littérature.

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