mercredi 12 février 2014

Les vélos de Cavanna

Lundi midi, je rangeais mes "Miroir du cyclisme" des années 1980 dans les belles reliures d'époque que je venais de recevoir quand le numéro 319 de juin 1982 a attiré mon attention...
Bien sûr, Bernard HINAULT est à la une de ce numéro de présentation du Tour de France 1982 mais ce qui attira mon attention, c'est le nom de Cavanna.
Ainsi François Cavanna écrivit-il un article sur le Tour de France et je ne m'en souvenais pas ! Pourtant, en 1982, je dévorais "Miroir du cyclisme". Pensez donc, j'étais "chomiste" en juin 1982, à la recherche d'un premier emploi après une année 1981 passée à la caserne de Châteauroux pour ce que l'on appelait alors le Service militaire.
Et donc, à l'époque, en plus du "Ouest France" quotidien et familial, je dévorais le "Miroir du Cyclisme", le "Canard enchainé" (déjà) et, je crois, "Les nouvelles littéraires". Si je ne lisais plus Charlie Hebdo, c'est que le titre avait disparu des kiosques à la fin de 1981. 
La plus grande partie de cette année 1982, je la passai donc à lire, à faire du vélo sur les belles routes du Morbihan et accessoirement, à chercher un emploi. Emploi qui d'ailleurs m'amena en région parisienne au mois de septembre 1982.
Pensez donc si j'avais dû dévorer ce texte de Cavanna. Mais le souvenir s'en était effacé. Sinon la semaine dernière, je l'aurais fastochement retrouvé.
A la page 18, se trouve donc l'article écrit par Cavanna.



Le titre de cet article es trompeur car de Robic, il n'est pas question (hormis une citation dans une liste de Géants de la route). C'est peut-être un hommage à Robic, mort à la fin de l'année 1980.




Mais laissons le conteur... conter...
"Vous ne me croirez peut-être pas, mais le premier li­vre que j'ai écrit et qui a été édité s'appelait « Le Tour de France ». Parfaitement. C'était, eh oui, une histoire du Tour de France. Cela se passait il y a, voyons... Eh bien, il y a vingt ans de ça. A peu de chose près. « Hara-Kiri » venait d'être inter­dit pour la première fois, ce n'était pas la dernière mais n'anticipons pas, il y avait les gosses à nourrir, et aussi leur père, soyons franc, un gars cherchait quelqu'un pour écrire ce livre-là, une collection qui s'appelait « Loisirs-Jeunesse » ou quelque chose comme ça, chez Hachette, peut-être bien, j'avais complètement oublié ce bouquin, si vous le trouvez dans le grenier de votre grand'mère montrez-le moi, je serai ému aux lar­mes et je vous y ferai une belle dédicace à l'encre, de la couleur que vous préfé­rez. C'était payé au forfait, pas cher, mais comptant. Ça m'avait bien dépanné, sur le moment.
Bon. C'était de l'anec­dote personnelle, me direz-vous, mais justement, ce que je vends, c'est de l'anec­dote personnelle. Ça tombe bien. On cause Tour de France, paf, le Tour de France a joué un rôle dans ma vie. Non, n'allez pas croire que si l'on avait causé Coupe Davis ou Tournoi des Cinq Nations je vous tirais aussi sec l'anecdote correspondante de ma man­che. Tour de France et c'est tout. Vous dire que vous avez de la veine. Le vrai professionnel de la chose, je suis l'historiographe che­vronné. Dommage que mon unique exemplaire se soit égaré bêtement dans un déménagement, comme ces chiens qui se perdent quand on part en vacances, vrai­ment dommage. Je vous en aurais recopié quelques pages, c'était très beau, j'en suis sûr, je ne me rappelle pas une ligne mais je me connais : consciencieux et perfectionniste, vous pouvez toujours chercher celui qui me fera la pige question éru­dition, lyrisme et émouvance.
Remontons encore plus loin  dans  le temps.   Que voyons-nous ? Nous voyons moi, morveux de dix ans, entouré d'autres morveux, vraiment morveux, je veux dire : avec de grosses mor­ves vertes qui leur pendent aux nez. Autour de nous autres morveux, la rue Sainte-Anne ou n'importe quelle autre rue à Ritals de la banlieue Est ou Sud-Est, c'est dans ces coins que poussaient ces champi­gnons-là, au fond de ces rues verdâtres — avec des nouilles toutes rouges dans le caniveau et du linge tout blanc aux fenêtres. C'est l'été, il fait chaud à crever tout autour, sauf dans notre rue à Ritals que plus il fait chaud plus elle est fraîche. Même, elle sent la cave, notre rue, l'été, alors. Même la vase, elle sent, va savoir d'où ça vient. Sauf le dimanche. Le dimanche, elle sent le parmesan.
Oui, mais là, c'est pas dimanche. C'est un jour ordinaire. Enfin, pas tout à fait, quand même : c'est les vacances. La différence entre les vacances et pas les vacances, c'est qu'on ne va pas à l'école. Les vacances, pour vous autres, chers petits enfants d'au­jourd'hui, ça veut dire Tahiti, ou les Bahamas, ou la Grèce, ou au moins le Tréport. Enfin, bref, la mer et tout ce qu'on met au­tour : pédalo, ski nautique, volley, excursions, méchoui, et votre papa qui vous paie plein de glaces à plein de parfums sans quoi vous allez raconter à maman ce qu'il fait pendant la sieste avec la voisine de la cara­vane d'à côté. Pour nous autres, enfants de juste après l'âge de pierre, les vacances c'était seulement ne plus aller à l'école. Et c'était formidable. Ce qu'on pouvait se marrer, dans nos trous à rats, vous n'avez pas idée. Mais bon, c'est du Tour de France que nous sommes partis pour causer, élaguons, élaguons. Cen­trons le collimateur sur le Tour de France. Voilà. Comme ça. Merci !
Le Tour de France, c'était notre Iliade, notre Odyssée, notre Chanson de Roland et notre guerre des Malouines. Cherchez dans le diction­naire les mots que vous ne comprenez pas. Je veux dire que nous en étions dingues, archi-dingues. Nous volions des sous à nos parents, crime inouï et fort difficile à mener à bien, ou, si pas possible, nous volions direc­tement les journaux chez le marchand, pour comparer les louanges fabuleuses des journalistes sportifs et cal­culer les chances des cham­pions d'après leurs écarts, les bonifications, des tas de paramètres très compliqués que le plus borné en calcul maniait avec une dextérité de surdoué. 
Les géants s'ap­pelaient alors Antonin Magne, Bartali, Charles Pélissier, Vietto, Robic, Sylvère Maës... Oui, d'accord, ça fait terriblement vieux con. Vous verrez, dans dix ans, vous aurez bonne mine avec vos surhommes d'aujourd'hui. Vous n'oserez même pas l'ouvrir, peur de faire rigo­ler les jeunots. Ah, on est bien peu de chose...
Ça discutait passionné. Ça chauffait dur. Chacun avait le sien. Si vous n'avez jamais vu des Ritals causer vélo, vous avez tout loupé sur cette terre. Quand ce n'était pas un coureur rital qui enlevait l'étape, c'était parce que ces saletés de ja­loux de Français lui avaient fait des crasses, que sans ça, les Français, jamais ils gagneraient, les Français, jamais. J'étais le seul pas tout-à-fait rital, papa ayant épousé une Française. J'avais toute la rue contre moi. 
Portrait d'Antonin Magne,  vainqueur des Tours de France 1931 & 1934
Photo parue dans Match l'Intran N° 416 de 1934
Justement, j'aimais bien Antonin Magne, va savoir pourquoi. Peut-être tout simplement parce que les journalistes déliraient sur lui plus encore que sur les autres : c'est lui qui était désigné pour gagner le Tour cette année-là. Moi, petit enfant tout neuf, petite cer­velle toute tendre, je mar­chais à fond à l'épopée. Et toi qui me lis, tu ne marches pas, peut-être ? J'avais l'ex­cuse d'avoir dix ans, moi. Et toi ?... J'étais tout seul à défendre l'honneur de la France, moi le bâtard, con­tre tous ces macaronis dé­chaînés, écumants, gesticu­lants. J'avais, n'empêche, une certaine autorité : j'étais le seul à posséder un vélo. Un petit vélo au cadre cassé en deux que papa avait trouvé dans une poubelle et qu'il avait fait bricoler par un copain à lui, forgeron. Le forgeron l'avait bou­lonné en sandwich entre deux plaques de tôle, les mômes se foutaient de moi, n'empêche, j'avais un vélo, moi, je savais de quoi il s'agissait. Les mômes ritals se pâmaient sur les coureurs ritals et méprisaient tout le reste. Pas de problème. Je défendais les Français sans mépriser les Ritals qui étaient tout autant mon peuple, ce qui est inconfor­table. J'ai eu trop tôt la conscience de la vanité, des patriotismes, pauvre chère âme trop vite mûrie... On n'adore bien que si l'on déteste l'autre. Heureuse­ment, il y avait les Belges. En ce temps-là, les gars étaient groupés par équipes nationales. Vachement sti­mulant, tout ce qu'on vou­dra. Le sport sans chauvi­nisme, c'est comme des nouilles sans sel. Autant se flinguer tout de suite. Les Ritals pur jus et moi, on tombait d'accord sur le dos des Belges. Le seul mot de « Belge » nous faisait pisser dans le pantalon. Mais comment osait-on être Belge ? Et, l'étant, comment osait-on se montrer ? Pis que tout : comment osait-on s'asseoir sur un vélo ? Cette rigolade ! Et ces Manneken-piss se permettaient de gagner des étapes, et même le Tour, des fois, ça s'était vu ! Ce qui prouve bien que les Français, c'est tout bidon, truqueurs et compa­gnie. C'est pas en Italie qu'on verrait ça ! J'emportais les journaux à la maison après les avoir lus à haute voix aux autres en mettant bien l'accent épique là où il fallait. Je me gavais d'hé­roïsme et d'horribles souf­frances, tout seul, je m'hallucinais à la prose survoltée, je m'identifiais plutôt au malchanceux méritant qu'au vainqueur triom­phant, car j'avais un bon petit cœur. Les acharnés, perpétuelles victimes d'un sort injuste, les tenaces, les maudits, voilà mes héros, à moi. Je ne voyais bien sûr pas qu'ils étaient fabriqués tout autant que les autres par des journalistes suffi­samment psychologues pour savoir qu'il en faut pour tous les goûts... Il y a tou­jours un Poulidor, et un seul à la fois, à l'intention des âmes sensibles...
Abdelkader ZAAF, victime d'une insolation dans le Tour de France 1950 alors qu'il était échappé en compagnie de son équipier Molina. Photo MIROIR SPRINT
Il y avait aussi les comi­ques. Je me rappelle un cer­tain Zaaf (reprenez-moi si je me trompe), un Nord-Africain (je voudrais que vous eussiez entendu mes potes se marrer), lanterne rouge comme il se doit, dans ce temps-là ils savaient res­ter à leur place, qui s'était saoulé la gueule au gros rouge et avait foncé à tou­tes pédales dans la direction opposée... Ça m'a passé. On ne peut pas croire au Père Noël toute sa vie. Ni regarder passer les coureurs. Un jour, je me suis payé un vélo de course. Un très beau, tubes Reynolds, tout. Je lui ai fait, ô sacrilège, remonter les entretoises pour écarter un peu les four­ches arrière afin qu'y puisse passer une roue de 650 à pneu demi-ballon. J'ai fabriqué et fait souder des porte-bagages ultra-étudiés de mon invention. J'ai cousu des sacoches immen­ses, équilibrées quart de poil, j'ai tassé là-dedans mon fourniment de randon­neur solitaire, ma guitoune, ma popote, ma bouffe, mon linge, mon duvet, et je suis parti dévorer de la route et respirer le paysage. J'ai fait ça pendant des années. Je me suis farci des cols et des calvaires que personne n'a jamais sus. Pourquoi j'ai arrêté ? Mon vélo est là, tout prêt. Il m'attend. Pour­quoi trafiquer un vélo de course, alors qu'il existe des spéciaux cyclo-touriste ? Pose ton cul une seule fois sur un vélo de course, un vrai, à tes mesures, tu com­prendras pourquoi. Pourquoi tous les vélos ne sont-ils pas proportionnés comme les vélos de course ? Ah, dame, là... Moralité ? Ah, oui, il en faut une... Eh bien, elle sera comme ça : j'aime mieux pédaler que regarder des gars qui péda­lent pour moi. Ah, oui ? Et si tout le monde en faisait autant, mon petit ami, ce journal où vous écrivez ceci n'existerait pas ! Tiens, c'est vrai. J'avais pas pensé à ça.
CAVANNA
Voici donc encore un beau (et rare ?) texte de Cavanna. J'aimerais bien faire une randonnée sur le vélo de Cavanna...
Ce texte évoquera bien des choses à plusieurs générations de petits vacanciers du mois de juillet qui restaient à la maison mais qui voyageaient quand même grâce à la radio, les journaux puis la télé, et surtout à la magie du Tour de France.
En feuilletant ce Miroir de 1982, j'ai repensé à un autre texte de Cavanna (je crois me souvenir que c'était une chronique dans Charlie Hebdo ?). Je ne me souviens plus du thème général mais, à moins que ma mémoire défaille, il y parlait des coureurs cyclistes qui étaient devenus des supports publicitaires ambulants. Il y rêvait de coureurs qui porteraient un maillot où serait inscrit :
"INTERDIT D'AFFICHER - 
LOI DU 29 JUILLET 1881"
N'y aurait-il pas un dessinateur (Michel Heffe, qu'en penses-tu ? ) pour imaginer un tel maillot ? 
Pourtant, je ne résiste pas à reproduire ci-dessous quelques publicités publiées dans ce Miroir N° 319... Encore l'occasion de se souvenir  de quelques marques que l'on ne croisent plus que dans les rallyes "vintage" (quel vilain mot...).
Des réclames pour des vélos tout d'abord : le vélo Peugeot du centenaire qui trône en quatrième de couverture, on pourrait en offrir un à Robert Marchand, non ? 
A l'époque, j'écumais moi aussi les courses de "troisième catégorie" sur un vélo Peugeot (un PX10L, je m'en souviens ! de couleur marron acheté un peu plus de 1000 F au magasin Peugeot de Lorient. En 1982, j'avais racheté un vélo Bianchi (il est encore à la cave, en mauvais état) à un coureur de "première catégorie"... et en juin, je commençais à "marcher" pas mal.
A la page 4 du magazine, Motobécane propose une machine un peu plus "haut de gamme"... Le vélo de ma communion était de cette marque.
Les fabricants d'accessoires ne sont pas en reste.
Déraiileur Huret en titane, SVP... avec des développements qui pouvaient s'étager du 53X12 (pour les grosses cuisses...) au 36X28 (Tout à fait correct pour les grimpeurs...)
Simplex répond à son concurrent en avant-dernière page du magazine.
Je crois que ces 4 marques ont disparu, au moins en ce qui concerne le matériel de course.
Il y a même cette pub étonnante :
Trouve-t-on encore de tels objets ? Sur les brocantes ? Les sites d'enchères sur internet ? Que sont devenus les inventeurs ?
Le magasin "La roue d'or", près de la gare de l'est à Paris, ça n'existe plus, je pense. L'hiver 1982-1983,  je m'y rendais souvent pour acheter, avec mes premiers salaires, du matériel (dont un groupe complet "SUPER RECORD - CAMPAGNOLO" !) pour équiper le cadre rouge rouge que me fabriqua un artisan breton, Jamin, avec des tubes en acier Colombus.
Je fais grâce à mes lecteurs des autres réclames pour les outils VAR, le jeu de direction Stronglight, le Synthol, les vêtements VETAC, les sachets pour boissons DEXTRODOSE (en vente en pharmacie)...
Je continue ce long article, tant qu'à faire, je suis lancé... par le dessin de PELLOS.
En couleur, SVP, et toujours le même trait vif qui va  à l'essentiel : Hinault va-t-il réaliser le doublé GIRO - TOUR DE FRANCE ? On s'attendrait presque à  voir surgir Ribouldingue, Croquignol et Filochard pour piquer le maillot (ou le magot) du Blaireau. En 1982, Pellos avait 82 ans...
Nous atteignons ici la fin de la collaboration du dessinateur avec Miroir du cyclisme, journal qu'il illustrait depuis sa création en 1960. Il pourrait bien s'agir d'un des derniers dessins de Pellos dans le Miroir (Le dernier ? à vérifier)
Pour clore ce message, voici, les reliures dont je parlais au début.
A l'époque, je n'en avais acheté que deux.  Je viens d'en acquérir d'autres. Je suis en train d'y ranger ma vieille collection. Je pense que je vais faire d'autres découvertes...

5 commentaires:

  1. J'aime bien tes rétrospectives! Et quelle gouaille, ce Cavanna! Tu l'as trouvé, ce bouquin? Il a l'air relativement facile à dégoter....
    A bientot!!!

    RépondreSupprimer
  2. Bien sûr que je l'ai trouvé, facile en effet... Je l'ai acheté pour trois fois rien. J'en parlerai dans quelques jours.

    RépondreSupprimer
  3. Je ne jure que par les maillots Faema Flandria ! Kikanna ?
    PS : Je songe à ce maillot, JP...

    RépondreSupprimer