vendredi 2 mars 2018

Les Forçats de la route

Le Tour de France à la Comédie française, du 21 février au 11 mars 2018 ? J'y suis allé le samedi 24 et je ne le regrette vraiment pas : quel beau spectacle !
Dans le cadre des "Singulis", Nicolas LORMEAU , sociétaire de la Comédie française a choisi de mettre en scène et de jouer "Les forçats de la route" d'Albert LONDRES.
Ces spectacles sont présentés ainsi sur le site de la vieille institution :
 "Les comédiens ont souvent en poche un livre, un texte avec lequel ils pérégrinent depuis longtemps. Les Singulis sont l’occasion de les découvrir dans une pratique rare pour les acteurs de la Troupe : le seul-en-scène."
Photo du programme du spectacle
En ce qui concerne Nicolas LORMEAU, il s'agit donc de ce petit recueil des chroniques qu'Albert LONDRES écrivit pour le quotidien Le Petit Parisien en suivant le Tour de France 1924.
Edition Le serpent à plumes
Douze papiers pour quinze étapes, réunis dans un petit ouvrage intitulé "Tour de France, Tour de souffrance" -la formule est d'Albert LONDRES dans son avant-dernière chronique  parue dans le Petit Parisien le 19 juillet 1924. Mais ce livre est plus connue sous le titre "Les Forçats de la route", terme qu'Albert LONDRES n'utilisa pas dans ses chroniques.
LONDRES ayant effectué une enquête sur les bagnes de Guyanne, l'analogie entre les coureurs du Tour et les bagnards de Cayenne allait de soit et depuis, la formule a connu un grand succès.
Photo du programme du spectacle
Seul en scène, Nicolas LORMEAU fait revivre de superbe manière l'épopée des Géants du Tour. Le décor est une chambre d'hôtel comme pouvait en occuper les suiveurs (et les coureurs) du Tour de France en 1924. Un lit, une chaise et une table de toilette, un chevalet où est posé une carte de France sur laquelle il trace tout au long du spectacle le tracé de ce Tour 1924. Sur le côté de la scène sont projetées des images de ce Tour donnant encore plus de réalisme au spectacle.
Photo du programme du spectacle
Il présente de belle manière son travail dans le petit livret d'accompagnement au spectacle :
AU-DELA DU RAISONNABLE

Oubliez le vélo ! Le vélo n'a aucune espèce d'importance ! Pour suivre l'épopée incroyable de ces 157 hommes partis en juin 1924 à l'assaut des 5 425 km et des presque 47 km d'ascension positive - dix fois celle du mont Blanc depuis le niveau de la mer - dans une course inhumaine que l'on nommait depuis 1903 « Tour de France cycliste », nul besoin d'avoir jamais posé ses fesses sur une selle. Personne n'a jamais demandé son brevet de pilote au lecteur de Terre des hommes de Saint-Exupéry qui raconte le combat surhumain de l'aviateur Henri Guillaumet contre la montagne...
 « Ce que j'ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l'aurait fait », s'écrit Henri Guillaumet revenu de l'enfer. « Ce que nous ne ferions pas faire à des mulets, nous le faisons », s'exclame, précurseur, Henri Pélissier, vainqueur du Tour 1923.

Ce qui fascine toujours dans ces grands exploits inhumains réalisés, à mains nues si j'ose dire, ce sont les ressources inimaginables - tant physiques que mentales - que ces héros parviennent à mobiliser, à arracher de territoires inconnus situés au-delà de la raison et au-delà de la souffrance. Ce qui nous porte, ce qui nous hypnotise, c'est la ténacité invraisemblable qui leur permet d'avancer jusqu'au bout... Jusqu'à ce qu'il n'y ait vraiment « plus d'huile dans la lampe ».

Qu'il y soit obligé, qu'il y cherche la gloire, qu'il y gagne sa vie, qu'il y fuie sa peine, qu'il y inspecte son âme, qu'il y sauve sa peau, il y a quelque chose de commun entre le soldat de la tranchée, le survivant de l'accident, le navigateur solitaire, le rameur de l'Atlantique, le marcheur du pôle Nord et le coureur cycliste se jetant à l'assaut du col du Galibier sur un vélo sans dérailleur - pas encore inventé en 1924 - sur une route ouverte - qui n'est d'ailleurs même pas une route mais plutôt un chemin rocailleux ! C'est cet « au-delà du raisonnable » que je raconte ici. Car la raison n'a rien à voir là-dedans : « Vous croyez que si nos mères se trouvent à l'arrivée pour nous donner la fessée, elles n'auront pas raison ? », s'exclame Hector Tiberghien après plus de vingt heures de selle et les 482 km de l'étape avalés ? Tiberghien n'a visiblement pas la réponse à sa propre question car le surlendemain il se lance sans hésiter à l'assaut des Pyrénées !
Alors oui, ceux qui me connaissent un peu savent qu'il m'arrive souvent de me retrouver le « cul sur un vélo ». Je ne cours pas : je me promène... Aux yeux des piétons, ces « promenades » de plusieurs dizaines de kilo­mètres - 75 en moyenne, mon record en solitaire étant de 111 km sur terrain plat - qui comportent souvent quelques côtes, quelques cols, apparaissent héroïques ! Aux yeux du plus petit coureur amateur, ces kilométrages et la vitesse moyenne à laquelle je les engloutis, au mieux font pitié, au pire font rire. Mais enfin, oui c'est vrai, j'ai trouvé ça très dur parfois le vélo. Je m'y suis souvent fait mal, cassé des os, déchiré les jambes, les bras, le visage, j'ai manqué de souffle, eu soif, faim, je me suis perdu dans la campagne, j'ai été poursuivi par des chiens de ferme - la gueule ouverte à quelques centimètres de mes mollets -, frôlé de près par des voitures pressées, j'ai crevé des pneus des dizaines de fois, perdu courage au sortir des forêts lorsqu'en montagne, d'un coup, la route du col se découvre devant vous...

Et pourtant, dès que c'est possible, j'y retourne ! J'y trouve le plaisir d'être dehors, celui du silence et de l'ennui. Je me promène et je révise ma géographie. Mais je ne côtoie rien de ce que les coureurs endurent, eux « ne font pas le Tour pour se promener, mais pour courir ». La seule question qui vaille est : « après quoi ? ».
Nicolas Lormeau
Miroir des sports n° 209 du 2 juillet 1924
L'épisode le plus célèbre de ce livre fut bien sûr l'abandon des frères Pélissier à Coutances que le journaliste conta dans sa deuxième chronique. J'ai d'ailleurs consacré un billet à cet épisode voici quelques années sur ce blog : Les nouveaux forçats de la route
Ce Tour de France fut remportée pour la première fois par un Italien, Ottavio BOTTECCHIA.
Caricature parue dans L'AUTO le 28 juin 1924
Dans la grande étape des Pyrénées , LONDRES décrit ainsi le vainqueur : "...Ce n'est pourtant que bien au-delà que j'aperçus enfin que quelque chose avançait : c'était le nez de Bottecchia. Et comme Bottecchia suivait immédiatement son nez, je mis enfin la main sur le coureur. Il marchait sans saccades, régulier comme le balancier d'une pendule, c'est le seul qui semblait ne pas faire un effort au-dessus de sa puissance. Il avait pris seize minutes au second, mais aujourd'hui il ne chantait pas."
Mais il n'est pas seulement question des champions, LONDRES parle également des petits coureurs, des suiveurs et des spectateurs. Une belle galerie de personnages que le comédien du Français fait revivre le temps de la représentation.
Spectacle au Studio de la Comédie française (Galerie du Carrousel du Louvre) jusqu'au 11 mars : Allez-y !

1 commentaire:

  1. Quel hasard! Je découvre votre article alors que j'ai réservé ce soir pour ce spectacle prometteur.
    Je possède depuis longtemps le petit livre des chroniques d'Albert Londres et je ne me lasse pas de revenir me replonger dans ce Tour de grand-papa.
    Bien amicalement.
    Jean-Michel

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