dimanche 10 avril 2016

VIVE LE VELO ! Anquetil à la Une de Miroir du cyclisme ! 1966 (3)

Je continue l'exploration de ce numéro rare du Miroir. Miroir, qui mérite son nom en ce qu'il donne à voir d'une époque, et même plusieurs époques,, que les moins de 30 ans, 40 ans...etc...etc...
C'est une autre grande plume qui va nous intéresser maintenant, Jacques Augendre. 
Né en 1925, il a suivi 55 Tours de France, mais dans son article de mars 1966, il nous parle de tout autre chose : les épreuves de Gentlemen.
Et il sait de quoi il parle, il a mis la main à la pâte...


"J’ai participé, une fois, au Grand Prix des Gentlemen sans entrainement. C'était une expérience de journaliste, une expérience fâcheuse, je le concède. « Un truc pour voir » qui, visiblement, n'était pas au point. Je me suis juré de ne plus recommencer. Il faut avoir souffert sur un vélo pour comprendre. Il faut avoir monté les côtes en danseuse, les jambes droites comme des piquets parce qu'on ne peut plus plier les genoux ; il faut avoir souhaité la crevaison, tandis qu'un tisonnier vous ramone l'œso­phage ; il faut avoir éprouvé la pé­nible impression de se dédoubler et d'assister à son propre calvaire...

J'entends encore mon bon cama­rade Fernand Choisel, témoin de cet exploit peu glorieux, qui m'observait pendant que je revenais lentement à la vie, effondré dons l'herbe :

— Alors, tu les craches, tes gau­loises ?

Je les ai crachées pendant quinze jours.

Rincé dans l'enfer du Nord, Louis Caput « comptait les pavés »... moi, je n'aurais même pas pu compter les pavés, car je ne voyais plus clair. Je ne marchais pas à câté de mes pom­pes, pour reprendre une autre expression de Petit Louis, mais derrière, loin derrière.

Et c'est une femme qui m'avait mis dans cet état ! A la place d'un en­traîneur, j'avais choisi une entraîneuse. Une fille charmante, solide, respirant la santé. Janine Lemaire. Elle avait battu le record de l'heure féminin en couvrant plus de 40 km sur la piste du Vigorelli. Je dois lui avouer que j'avais monté un boyau ultra-léger, à l'arrière en me disant que la tâche se­rait un peu mains rude et en spéculant sur une éventuelle crevaison, toujours possible. Pardon, Janine.

Elle flatta mon orgueil de mâle en déclarant .-que j'avais été courageux. Courageux ? Ce mot me paraissait fai­ble. J'avais présumé de mes possibili­tés. J'avais frisé la témérité et l'infarc­tus par la même occasion.

Mort docteur eut le mot de la fin : — La prochaine fois, mon vieux, — et c'était bien le cas de le dire car j'avais vieilli d'un seul coup — la pro­chaine fois vous coulerez une bielle... C'est ce qui se passerait si vous sou­mettiez votre voiture à un régime identique.

J'en suis arrivé à cette conclusion qu'il existait deux méthodes pour pré­parer et pour courir le Grand prix des Gentlemen. La méthode raisonnable et la méthode désespérée. Ou bien s'en­traîner pendant trois mois minimum. Ou bien prendre le départ au pied levé après une nuit blanche, arrosée ou Champagne.

En grande forme ou sur les nerfs, à la rigueur... Mais la prochaine fois, s'il y a une prochaine fois, c'est la pre­mière que je choisirai."
Les courses de "Gentlemen" sont donc ces courses contre-la-montre qui associent un coureur en exercice à un "non-coureur" plus âgé.
 "(..)Le gentleman — ou le gentilhomme — est entraîné par un coureur en activité mais il ne faut pas croire qu'il s'agit d'une for­malité pour le coureur. Les pros ap­préhendent ce genre d'efforts : ou bien leur partenaire n'est pas à la hauteur et, à la fin de la course, ils ont mal aux bras (à cause de la poussette), ou bien l'équipier est un « saignant » et alors, ils risquent d'avoir mal aux jambes..."


 Pour ma part, je n'ai jamais participé à ce genre d'épreuve. en fait, je n'en ai jamais eu l'occasion. Pourtant, j'ai consacré un message de ce blog à la Gentlemen de La Ferté Gaucher de 2010, quand d'anciennes gloires cyclistes étaient conviées dans ma cité briarde.
 Gentlemen Jean-Claude Pinard 2010
 Le matin, Laurence et moi avions roulé avec ces anciens cyclistes pros pour une petite randonnée amicale qui empruntait le circuit de la course de l'après-midi. 

Ainsi avions-nous roulé avec Freddy Maertens, Roger De Vlaeminck, Claudio Chiappucci...
 J'ai roulé avec Freddy, et Roger, et Claudio...
 Cette course existe toujours mais les vieilles gloires y ont disparu.
Dans la suite du MdC qui nous occupe ici, c'est justement une vieille gloire qui prend la suite de Jacques Augendre et des gentilhommes. 

Et Eugène Christophe mérite le titre de Gentilhomme, je crois. Né en 1885, le Vieux gaulois reste l'un des personnages le plus emblématique du vélo.
Ses deux fourches cassées et réparées par ses soins alors qu'il était (peut-être) en train de gagner le Tour de France en 1913 (Ah ! la mythique forge de Sainte Marie de Campan !) et en 1919 (Lors de la dernière étape.), le premier Maillot jaune du Tour en 1919, l'ont fait entrer dans la Légende des cycles.
Christian LABORDE dans ses Vélociférations lui rend un hommage magnifique, ainsi d'ailleurs qu'à d'autres héros de la grande (et la petite) histoire du Tour de France.

Cette vidéo est un "pot-pourri" de ce bel objet, à la fois spectacle, livre et disque. On retrouve Eugène Christophe vers les 4'50", et ça donne envie d'acheter le livre (Le pas d'oiseau éditeur, une bonne adresse).
Mais revenons en 1966, à la page 16 du Miroir où Claude Parmentier narre sa rencontre avec le vieux champion.
 "TOUJOURS alerte, malgré ses 81 ans sonnés depuis le 22 janvier dernier, le   père   Christophe pourrait   être une vivante  illustration  du  livre du  Dr Ruffier «  Pour vous bien porter, faites de la bicyclette ».

Pour se bien porter, rassurez-vous, le "Vieux Gaulois" se porte bien... et ne porte pas ses 81 ans. Sans doute parce qu'il fait toujours de la bicyclette.

De plus, il a la santé et ce qu'il con­vient d'appeler une bonne santé. Bon pied, mais meilleur coup de pédale — « A mon âge, je fatigue moins à vélo qu'à pied » — bon œil — malgré les lunettes —, bon coup de fourchette et ne crachant ni sur le tabac ni sur le bon vin, le « père » Christophe est un solide vieillard qui nous fera peut-être le plai­sir d'être le premier centenaire du cy­clisme et que nous aimerions avoir comme grand-père. Rien que pour l'écouter raconter ses souvenirs le soir au coin du feu.

Car il en a des souvenirs le père Chris­tophe. Et à la pelle, tous clairs, nets et précis remontant loin dans le temps à l'époque héroïque... où l'on ressoudait soi-même sa fourche dans une forge à Sainte-Marie-de-Campan... C'était dans le Tourmalet en 1913.

« Eh oui ! 10 km à pied avec le vélo sur l'épaule pour trouver une forge. Il fallait savoir bricoler, se servir de ses mains à cette époque. Ce n'est plus comme aujourd'hui... »
[Petit apparté (J'aime bien les appartés, les digressions...)
Eugène Christophe en route vers le Tourmalet à 75 ans passés.


Le père Christophe revenait de temps à autre sur les routes de ses anciens exploits pyrénéens et j'ai retrouvé un article paru dans le MdC n° 187 de juin/juillet 1974 qui revient, 4 ans après la mort du champion, "sur les traces d'Eugène Christophe". On y retrouve le "gamin" qui aida, si peu, si peu, le coureur à réparer la fourche cassée. Ce qui valut d'ailleurs à Christophe une pénalité de 10 minutes de la part du commissaire qui surveillait Christophe dans la forge de sainte Marie de Campan (Christian Laborde l'imagine fort bien d'ailleurs ce commissaire chargé par Henri Desgranges de faire appliquer, à la lettre, le règlement du Tour).
 Bien entendu, il n'y a aucun témoignage visuel de cet épisode de la Légende du Tour.




Pourtant ce dessin de Pellos est fort réaliste... Et le Miroir est parti à la recherche du Gamin responsable de la pénalité pour avoir actionné lé soufflet de la forge. Et il en des choses à raconter, le vieux paysan pyrénéen, depuis qu'il regarde passer le Tour sur la route du Tourmalet.



 Mais reprenons l'article de 1966...]

II ne vise personne en particulier, mais suivez son regard. Il est circulaire.

« De mon temps, nous avions un mé­tier. Moi, tenez, si je n'avais pas été serrurier, un métier qui exige de savoir travailler le fer, le bois, limer, forger, que croyez-vous qu'il me serait advenu dans le Tourmalet ? Mon apprentissage je l'ai fait rue Chapon, dans le 3ème arron­dissement. Le magasin existe toujours. Il n'y a pas longtemps, je suis passé devant et ça me fait toujours quelque chose."

Car le père Christophe ne circule pas autrement qu'à bicyclette.

Et c'est avec sa fidèle bicyclette, « lé­gèrement démodée » mais nantie de sa­coches qui rappelle que le vélo est aussi un engin utilitaire, qu'il effectue trois fois par semaine le trajet Malakoff-Paris au milieu des embouteillages pour venir voir sa « petite paralytique »... qui doit friser les 70 ans !

« Pensez donc, la pauvre fille, elle habite au 5ème dans un immeuble où il n'y a pas d'ascenseur, alors il faut bien que quelqu'un lui fasse ses commissions. Ça me donne un but dans la vie, l'impres­sion d'être utile. Je lui ai aménagé un fauteuil roulant pour qu'elle puisse circu­ler plus librement dans son appartement. C'est terrible d'être comme ça à son âge... »

Pardon, il vient aussi dans le centre de la capitale pour assister aux réunions de la Commission de cyclo-cross dont il est vice-président.

Le père Christophe est comme ça. Il ne se sent pas vieillir et se soucie de son régime comme de sa première brosse à moustaches.
Eugène Christophe en 1908 : les belles moustaches !
Attablé devant un solide couscous, il évoque ces fameuses moustaches qui lui valurent le surnom de « Vieux Gaulois ».

« Croyez-moi, elles étaient belles ces moustaches. Les pointes dans les oreilles. »

Tout un programme.

« C'est en   1910 qu'un  photographe italien a  pris cette photo de  moi  avec mes bacchantes. Juste   avant   le   départ d'un Milan-San Remo dont je me souvien­drais toujours. Je l'ai gagné par 30 centi­mètres de neige.  Nous étions partis 80 et nous sommes arrivés à 3 seulement. Et  encore,  le troisième  nous  ne  savons toujours pas s'il est arrivé par la  route ou par le train...

Ah ! nous étions jolis avec nos mous­taches. Les miennes me pendaient triste­ment sous le menton. C'était un inconvénient fâcheux pour la photo du vain­queur à l'arrivée.

Georget aussi avait laissé pousser les siennes, mais comme il était aussi moche que moi, nous avons décidé de nous les faire raser en 1912. Après, les Faber ont remis ça à la mode... »

L'air de dire... « Ces galopins de Fa­ber... »

« D'ailleurs, les moustaches c'était un piège à chocolat et comme je prenais beaucoup de chocolat pendant les courses, ça faisait vraiment moche... »

Le problème de l'alimentation à l'époque d'Eugène Christophe n'était pas le même que de nos jours. La diététique moderne n'était pas née.

« Oh ! non, nous ne nous posions pas tellement de problèmes à cette époque. Le bon vin n'a jamais fait de mal à per­sonne, n'est-ce pas ? Tenez, vous savez pourquoi Léon Georget a été surnommé le « brutal »? Eh bien c'est parce qu'il en buvait. Oui, il en mettait même dans son tapioca. Mais du Bordeaux. C'est à un journaliste, Robert Coquel, de l'Echo des Sports, qu'il doit ce surnom parce qu'à un certain Bol d'Or, il n'avait pas digéré sa mixture et que c'est la piste sur laquelle nous courrions qui a recueilli le « trop-plein »...

Cette histoire de Léon Georget rappelle à Eugène Christophe une autre anecdote, mais aussi deux belles victoires dans Bordeaux-Paris.
Eugène Christophe, emmené par ses entraineurs, s'apprête à remporter son deuxième Bordeaux-paris en 1921
« J'ai gagné deux fois de suite Bor­deaux-Paris. La première fois en 1920, sous une pluie diluvienne, et la seconde en 1921 par une chaleur sénégalienne. Cette année-là, croyez-moi, je n'ai battu que des hommes saouls qui buvaient bou­teilles de Champagne sur bouteilles de Champagne, à tel point que certains titu­baient sur la route. Moi j'avais fait at­tention, je m'étais méfié, et je n'ai com­mencé à boire qu'à partir de Limours... »
[ Deuxième petite digression... J'ai retrouvé le compte-rendu que le champion faisait de sa course dans ce numéro 47 du Miroir des sports et il n'y est pas question de champagne...
 Mes impressions par Eugène Christophe

DANS ses grandes li­gnes, ma course de 1921 a été exacte­ment  l'inverse   de  celle de 1919. Il y a deux ans, je me suis trouvé en excel­lente condition, depuis le départ jusqu'à   Blois et même au delà. Dimanche dernier, au contraire, j'ai peiné et été à l'ouvrage pendant plus de 400 kilomètres. C'est seulement à partir d'Orléans que jesuis redevenu moi-même, que j'ai été à mon affaire et que j'ai roulé vraiment à mon aise.

Comment expliquer ce malaise dont j'ai souffert pendant les deux tiers du parcours? A Bordeaux, au départ, je m'étais réfugié, pour laisser passer l'orage, sous un store qui eut la fantaisie inattendue de crever et de déverser sur ma tête une douche que je ne désirais nullement. J'avais mangé peu de temps auparavant : cette baignade a-t-elle provoqué en moi une sorte d'indigestion? Toujours est-il que pendant tout le parcours, je n'ai pu manger que des bananes, du sucre et un peu de riz.

Mes forces étaient limitées, et j'étais inquiet sur l'issue de la course : à certains moments, je n'aurais pas parié cher sur ma chance. A tel point qu'à Blois, j'ai consenti très volontiers à passer mes entraîneurs volants Honoré Barthélémy et Romain Bellanger à mon concurrent et co-équipier de la « Spor­tive », Philippe Thys. Cela montre mieux que toute explication quel faible espoir je conser­vais de bien figurer dans la terrible épreuve. A Orléans, j'avais recouvré l'équilibre. Je passai mes différents adversaires ou j'arrivai à leur hauteur. Je vis qu'eux aussi, ils avaient des marques visibles de l'effort qu'ils fournis­saient. Vous connaissez la fin de la course, les abandons successifs, la chute de Thys. C'est ce dernier accident que je regrette le plus. J'aurais été très heureux de pouvoir lutter avec lui à armes égales et j'aurais souhaité que la victoire fût dévolue au meilleur de nous deux, courant dans des conditions identiques. Thys avait deux cents mètres d'avance sur moi lorsqu'il tomba dans une descente, après Saint-Cyr-sous-Dourdan. J'étais en état de rattraper ces deux cents mètres, car il restait une cinquantaine de kilomètres à couvrir et un retard si minime est vite comblé. Je le répète, j'aurais souhaité l'emporter sur Thys de haute lutte, comme je venais de le faire sur Henri Pélissier dans la côte précédente et non par suite du handicap dont il a souf­fert.

La course Bordeaux-Paris et l'itinéraire du parcours ne sont pas choses nouvelles pour moi. J'ai débuté dans cette épreuve en 1904, comme entraîneur de Muller, qui arriva qua­trième, mais fut déclassé ainsi que les trois premiers au profit d'Augereau qui fut ainsi le vainqueur de l'épreuve. En 1908, j'entraînais, avec Lignon et Duboc, le vainqueur Trousselier, qui établit avec 17 h. 40' le record de la course. Mon premier Bordeaux-Paris comme participant réel date de 1913, l'année de Mottiat ; je pris la sixième place. En 1914, l'année de Deman, j'abandonnai, malade, à Orléans. En 1919, je fus encore maladeà Orléans, mais je terminai cependant sixième. L'an dernier, je gagnai, et on me dit que j'étais l'homme du froid, de la pluie et de la boue. Va-t-on dire, cette année, que je suis l'homme de la chaleur et du soleil ?

Mon rêve serait que Bordeaux-Paris fut une épreuve avec entraîneurs d'un bout à l'autre, échelonnés sur le parcours."

Le propos est conforme à ce qu'un journal sportif attend d'un champion : pas question de champagne...
FIN DE LA DIGRESSION]



Le père Christophe évoque ses souve­nirs avec une aisance déconcertante et remarquable. Il appartient à la « légende du cycle », mais il vit avec son temps.

Quand on lui parle de « champions » il vous répond froidement :

« De tout temps, il y a eu des cham­pions d'exception et il est difficile d'éta­blir des comparaisons entre différentes époques. Dans n'importe quel sport, on trouve des petits cerveaux. Trousselier, Faber, Lapize, Louison Bobet, plus près de nous... et même Jacques Anquetil (!) sont des êtres d'exception. Tenez, prenez Lapize, lui, c'était un homme d'affaires, alors que moi, pardonnez-moi l'expres­sion, j'étais un couillon. Aujourd'hui, voyez-vous, l'argent fausse les données du problème. Les jeunes y pensent beaucoup, trop. Ils ont moins appris à souffrir, ils connaissent moins l'amour de l'effort, le bonheur de réussir, de triompher des difficultés. »

Eugène Christophe n'est pas aigri par la vie. Paradoxalement, c'est sur le tard qu'il a trouvé la sérénité. Aujourd'hui, il bricole dans son atelier, il touche sa pe­tite rente sur la vente des pédaliers à son nom. Il n'a pas le temps de s'en­nuyer. Sa plus récente satisfaction est d'avoir trouvé un des derniers « Christophoriste », qui plus est marchand de chocolat, dans la rue du Fg-St-Honoré. Mais il n'aime pas qu'on le présente et qu'on énumère ses titres de « noblesse » cyclistes.
Né le 22 janvier 1885 dans le 1er ar­rondissement, Eugène Christophe a dis­puté 11 Tours de France, de 1906 à 1925. Il a gagné notamment 2 Bordeaux-Paris et Milan-San Remo. Dans le Tour, en 1909, il a terminé second des isolés, en 1912, il s'est classé 2° encore, battu aux points par Odile Défraye  en 1913, il a brisé sa fourche dans le Tourmalet, effec­tué 10 kilomètres à pied dans la nuit pour trouver une forge et rebraiser lui-même sa fourche cassée — ce jour-là, si l'on ne pleura point dans les chaumières, le jeune Christophe entra néanmoins dans l'histoire du vélo — et, en 1919, il termina 3' au classement générai der­rière Firmin Lambot et Alavoine après avoir possédé jusqu'à 33 minutes d'avance sur ses adversaires à Raismes, près de Valenciennes, là où à nouveau il brisa... sa fourche.

Mais ce Tour de France valut au père Christophe une autre satisfaction, une seconde raison de rentrer dans l'histoire du Tour (Histoire avec un H majuscule). En effet, Henri Desgrange, le père du Tour, décida cette année-là, aux Sables-d'Olonne, de créer un maillot jaune qui distinguerait le leader de la Grande Boucle. Le temps de le fabriquer, les coureurs avaient atteint Grenoble et c'est là où, le 19 juillet 1919, Eugène Chris­tophe endossa le premier maillot jaune symbolique de l'Histoire du Tour de France.

Ensuite, pour Eugène Christophe, alors célèbre, devait commencer une longue série de déboires. En 1922, dans l'étape Briançon-Genève du Tour de France, il était en passe de reprendre le maillot jaune dans le Galibier quand il brisa en­core une fourche. Il lui fallut retourner jusqu'à Valloire pour emprunter un vélo de... curé qui lui permit de descendre jusqu'à St-Michel-de-Maurienne. A cette époque, Henri Desgrange, pour défendre les petits constructeurs, avait interdit les services de dépannages organisés qui au­raient par trop favorisé les grosses marques.

« Après, j'ai recouru le Tour sur cycles J.-B. Louvet et contre les cycles... Chris­tophe. En plein désarroi familial, j'avais vendu mon nom pour 30.000 francs de l'époque et j'étais en procès avec la Mai­son Auto-moto. Mais on ne pouvait quand même pas m'empêcher de courir. Cette année-là, j'ai pris le départ surtout comme capitaine de route et dans l'es­poir de faire gagner Hector Martin qui, lui, marchait fort. Je crois avoir terminé onzième. »

Des ennuis familiaux, Eugène Chris­tophe en eut son compte. Il perdit sa première femme très jeune... et la se­conde se mit dans la tête d'apprendre le piano.

« Des gammes, des gammes à lon­gueur de journée. Ah ! ce professeur de piano qui se pointait régulièrement avec son petit canotier, ce que j'ai pu la mau­dire ! Je fuyais quand je la voyais arri­ver. Et puis quand ma femme est partie en emportant toutes ses affaires, je lui ai dit qu'elle continue à venir. Ça aurait trop bouleversé ses habitudes à cette femme. Vous savez comme c'est la vie. Je l'ai épousée. C'était une femme ad­mirable. Elle me fabriquait même des housses pour mon vélo. Malheureusement je l'ai perdue... »

Aujourd'hui le père Christophe reste seul avec ses souvenirs dans son petit pavillon de Malakoff. Il est toujours content d'évoquer le bon vieux temps, de bricoler, de boire un coup, de soi­gner sa « petite paralytique », de se retremper dans le milieu de ce vélo qu'il aime tant et qu'il a tant aimé.

Si on lui demande quel autre sport il aurait aimé pratiquer, il vous répond d'une manière assez surprenante : la na­tation.

Les raisons en sont limpides, si l'on peut dire :

« Un jour mon frère faillit se noyer dans la Seine du côté de l'Ile Saint-Louis entre deux péniches. Heureu­sement il put être sauvé à temps mais de ce jour j'ai décidé d'apprendre à na­ger.

En connaissez-vous beaucoup, vous, des sports utiles ?

Est-ce que la boxe par exemple peut rendre service à quelqu'un ? Je ne vois pas l'intérêt de se foutre des coups de poing sur la gueule. Par contre la nata­tion, elle, peut sauver des vies humai­nes. »

Oui, le père Christophe est un homme heureux. C'est une belle santé et un brave homme. Qui mériterait bien un vélo d'honneur pour l'exemple qu'il a donné et qu'il continue à donner.

Nous continuerons à feuilleter  le magazine pour retrouver Jean Bobet, Roger Baumann, Pierre Roques, les néo-pros de l'année 1966 et Henri Anglade. 
A suivre...

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