Longtemps, j'ai lu Charlie Hebdo. Un peu celui de la première période, celle du Professeur Choron.
Et beaucoup celui de la deuxième période, qui succéda, si mes souvenirs sont bons, à la Grosse Bertha avant de reprendre le nom de Charlie Hebdo.
J'aimais bien lire les chroniques (Je ne parle même pas des dessins de Riss, Charb, Cabu et les autres) de Dédé la Science (André Langanney), d'Oncle Bernard, la zone de Siné (BIEN SÛR !), les critiques littéraires de Fajardie et le billet de Cavanna.
Et puis j'ai arrêté de m'abonner, puis de l'acheter.
Pourtant, j'ai retrouvé ce texte de Cavanna (J'en ai gardé une photocopie... alors que j'ai jeté lors d'un déménagement toute ma collection de Charlie !), paru dans le Charlie Hebdo du mercredi 11 août 1993. A défaut d'un texte de Cavanna qui parlerait du vélo, en voici un qui parle d'école.
« L’ÉCOLE doit s'ouvrir sur la vie. »
Variante : « L'école doit être l'apprentissage de la vie. »
T'en as pas marre d'entendre, de lire des conneries pareilles ? Moi, oui. Marre. Archi-marre. J'enrage. A tous les coups. Et ils sont nombreux, les coups !
Ce
n'est certes pas là
la seule ânerie péremptoire qu'on nous
déverse dans les oreilles à
micro-que-veux-tu, ce n'est pas la seule qui me fasse grincer, hélas, mais,
bon, c'est celle-là qui me vient
aujourd'hui sous la plume, va savoir
à la suite de quelle discussion, de
quelle bribe d'interview happée au hasard de la zappe, et qu'import...? Des livres ont été pondus sur le sujet, des monceaux de livres très doctes, les magazines (non, pas les « news », décidément ça m'arrache la gueule) ont élevé la chose à la hauteur d'un
traditionnel marronnier d'avant
rentrée des classes... Bref, c'est
la prodigieuse, l'inépuisable bouleversante
découverte pédagogique de notre temps,
la grande révolution dans l'enseignement, l'idée fulgurante et salvatrice dont
on s'étonne que la grouillante
cohorte des siècles précédents ne
l'ait pas eue !
Il
faut croire que ça
marche, puisque ça marche.
Même, le croquant standard, tout content d'avoir compris, en rajoute : les
associations
de parents d'élèves se plaignent que l'école soit encore trop coupée de la « vie réelle »... Que veulent-ils
donc ? Que l'institutrice
apprenne aux mômes à gratter le machin du Tac-o-tac ? A lécher une glace
vanille-framboise
? A passer le petit balai dans la cuvette des chiottes après s'en être servi ?
« L'école, apprentissage de la vie », c'est là le type même du
discours bassement démago, de la trouvaille pseudo « révolutionnaire » et «moderne» mais en même
temps immédiatement
compréhensible par tout un chacun parce qu'elle éveille des échos familiers dans
les
petites têtes façonnées à la sagesse populaire. Des choses de ce tonneau : « C'est
pas dans
les livres et les écoles qu'on apprend, mais dans le grand livre de la Nature. » Suivent
les exemples
vécus : « Mon grand-père, qu'était illettré à cent pour cent, eh bien, rien qu'à
regarder
le soleil couchant il vous disait le temps qu'il ferait le lendemain, mon grand-père. Et il se
trompait
jamais. Jamais ! Autre chose que toutes leurs météos. » Cela se passe dans le
même
obscur repli où se tapit la guérison par les plantes, la nostalgie du bon vieux temps
et le
mépris des intellos fumeux enfouis dans leurs grimoires.
Le désolant, c'est que ce
genre de bavottis sénile
pour piliers de bistrot, devenu mot d'ordre officiel et philosophie nationale,
soit passé
dans les faits, orientant impérativement les directives venues d'en haut imposées aux enseignants et chefs
d'établissement.
Non, bonnes gens !
Non, non et non ! La «
vie » ne s'apprend pas à l'école. L'école n'est pas là pour ça. La vie s'apprend dans la
vie. Dans
la famille, dans la rue, en vacances, au stade, avec les copains... L'école, c'est
(ce devrait
être !) le lieu où l'on apprend tout ce
qu'on n'apprendrait jamais « dans la vie ».
qu'on n'apprendrait jamais « dans la vie ».
L'école est (devrait être ?)
un lieu à part. Un
lieu sacré. Un temple, si tu veux. Le temple de la connaissance. On devrait n'y entrer
qu'en laissant
ses souliers dehors, je veux dire en abandonnant de l'autre côté de la porte les idées
toutes
faites et ce gros bon sens, peut-être utile pour se dépatouiller dans les diverses
circonstances
de la vie de tous les jours mais tout à fait insuffisant et même souvent
carrément nuisible pour
aborder la connaissance « par le bon bout de la raison ». On devrait, en
en franchissant le seuil,
oublier qu'on a une famille, oublier tout lien, toute influence de l'extérieur.
Car l'école est
(devrait être ?) le lieu d'une initiation. La seule initiation qui ne soit pas salamalec «
ésotérique
» et flatte-gogo : l'initiation à l'accès à la juste et fructueuse façon
de raisonner,
Le savoir, même à un stade relativement
modeste,
n'est nullement une accumulation de faits, de dates, de noms, de recettes.
L'école est là
pour nous apprendre comment, de ce fatras, extraire les lignes directrices.
L'école est (doit être
?) avant tout un lieu où l'on apprend à se servir le plus efficacement possible de son
intelligence,
où, comme le souhaitait Marcel Boll, se pratique intensément l'éducation du jugement.
Si elle n'est pas cela, elle trahit sa mission.
Mais le « marché du travail »
exige... La grande
peur du chômage aiguillonne la course à la spécialisation. Les parents anxieux
veulent que
le gosse s'oriente vers des « débouchés », le gosse doit très tôt savoir où il veut
aller, et très
tôt s'y préparer. Très très tôt. Voilà l'école réduite à une espèce de
pré-apprentissage. Pas de place là-dedans pour le savoir gratuit, pour la formation de « têtes
bien faites », pour ce qu'avec
mépris on désigne désormais sous le nom de « culture générale ».
On élague tout ce qui ne
concourt pas directement
au métier futur, c'est-à-dire au franchissement des barrières que sont les
successifs examens.
Or, le « grand livre de la Nature
», c'est à l'école
qu'on apprend à le déchiffrer, à s'élever au-dessus de l'anecdote, à ne pas se
contenter de l'étonnement béat, de l'empirisme au coup par coup, à relier les
observations, à les classer par catégories, à en déduire des lois générales, à, eh oui, raisonner.
Un
enfant normalement constitué saurait lire et écrire à six ans, si on se donnait
la peine de
le lui apprendre. Il paraît que c'est interdit... Interdit-on aux mères
d'apprendre à parler à leurs
gniards, et ce le plus tôt possible ? Sont-elles vexées quand leur bébé tarde à émettre
ses premiers mots, à faire ses premiers pas ! Qu'on en finisse donc avec cette peur de
traumatiser
les jeunes cerveaux par le surmenage ! Quoi de plus navrant que ces dadais de
quinze ans
qui ânonnent syllabe par syllabe et sont incapables de mettre l'orthographe ? Qu'on
en finisse
avec ces petits enfants qu'on envoie jouer au reporter, un magnétophone sous le bras,
et qui
vont gravement « interviewer » le boucher du coin : « C'est quoi, m'sieur, votre métier
? Pourquoi
vous avez choisi ça ? », et qui, en s'y mettant à quatre ou cinq, vont tirer de ça
un «
reportage » en s'efforçant d'imiter ce qu'il y a de plus plat, de plus niais, de plus terne
dans le
journal que lit papa.
Il y aurait beaucoup à dire, mais l'espace est limité, et puis ça se
bouscule dans ma tête, tout voudrait sortir à la fois.
Je
rêve
d'une école telle que la rêvaient les précurseurs qui, tout au long du
dix-neuvième siècle, se sont tant battus pour l'avènement de l'instruction populaire
universelle. Une école où,
jusqu'à l'adolescence, on ne se préoccuperait que de former des esprits pensant
juste, munis
d'un bagage solide de connaissances générales, sans se soucier de
spécialisation, remettant
l'orientation vers le métier à l'après-scolarité obligatoire. En somme, ce
qu'ont pas trop
mal réalisé, en leur temps, pour l'enseignement primaire, le certificat d'études et le brevet élémentaire. Ce qui
n'interdisait nullement
de repérer les aptitudes particulières et de les encourager.
Bon, on arrête, v'là que je frôle la nostalgie."
Vingt ans après, il est (presque ?) d'actualité, cet article, non ?
Si le premier dessin de Riss illustrait l'article de 1993, le deuxième est extrait du petit livre "J'aime pas l'école"...
C'est vrai qu'on a l'impression que le texte pourrait avoir été écrit aujourd'hui!!!
RépondreSupprimerIl avait l'art de manier le verbe et de détruire (argumentation à l'appui), tout ce qui représente notre société moderne, que ce soit en terme d'institutions, de tolérance, de religion,...
Un grand qui va manquer.
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci de rendre hommage à ce grand écrivain que j'eus le bonheur de connaître.
Il parla du Tour de France dans un petit livre de jeunesse, et notamment, des empoignades entre Bartali et Coppi envisagées de la colonie italienne de Nogent-sur-Marne.
Mais il savait parler de tout sujet avec talent et intelligence.
Cela "nous" fait du bien mais fait réfléchir également quand il évoque ses maîtres de la communale.
Comme ceux de Blondin, les ouvrages de Cavanna ne quitteront pas le chevet de mon lit.
Amicalement.
Jean-Michel
Merci,
SupprimerJ'ai retrouvé hier, en rangeant ma collection de Miroir du Cyclisme, un article que Cavanna écrivit pour ma "revue préférée" en 1982. Cela fera bien sûr l'objet d'un prochain article. Cavanna y parle d'ailleurs du livre que vous évoquez.
Bien amicalement.