Revenons donc, comme promis, au Tour de France 1933 pour en raconter l'histoire.
Le vainqueur de ce 27ème Tour de France fut un Français : Georges SPEICHER, Parisien de 25 ans.
Depuis 1919, et la reprise du Tour après la Grande Guerre, seuls 3 coureurs Français avaient inscrits leur nom au palmarès de la Grande Boucle. L'époque était dominée par les coureurs Belges !
Et dès le début de cette année 1933, le journaliste Raymond Huttier , dans le numéro 690 du mardi 17 janvier 1933, présentait Speicher comme un sérieux "espoir" routier :
A table, de g. à dr. : Archambaud, Speicher, La soeur de Speicher, Roger Graille |
"Georges SPEICHER, en dépit
de ses vingt-cinq ans, — j'expliquerai tout à l'heure pourquoi, — mérite d'être rangé
parmi les meilleurs «
espoirs » du cyclisme routier. Ne possède-t-il pas, en effet, à très peu de chose
près, toutes les qualités
que l'on réclame généralement aux « hommes de la route »? Il est
solide, puissant, résistant, plein de santé, bon grimpeur, vite au sprint,
d'excellent jugement.
Speicher habite à Pantin dans une immense construction moderne. |
Vous connaissez tous sa silhouette athlétique et élégante, puisque le
dernier Tour de France a permis à Speicher de se mettre maintes fois en
vedette. Personnellement,
nous serions tout disposés à déclarer que Speicher ressemble point par point à son "capitaine" André
Leducq, si...
Cette restriction, car restriction il y a,
n'est pas d'ordre physique, comme on pourrait le
penser. A cet égard, au contraire,
la ressemblance est presque parfaite : même
taille, même gabarit, même allure, même style ou peu s'en faut ; tout juste
pourrait-on observer que Speicher
possède des jambes plus minces... ou que Leducq a le cheveu plus rare !
La différence est d'ordre essentiellement moral, ce qui ne l'empêche
d'ailleurs pas d'être d'importance. Si André Leducq, dans toutes les circonstances de sa carrière,
nous est toujours apparu comme
un coureur énergique, courageux, dur au mal, doué d'une superbe volonté, on ne saurait,
malheureusement, en dire autant de Speicher. Ce n'est pas, bien entendu, que Speicher
soit un douillet, un poltron,
un athlète sans courage physique : à Caen, dans le dernier Tour de France, où il se
blessa cruellement
au bras gauche (on pensait qu'il allait abandonner), Georges prouva qu'il était
parfaitement capable
de souffrir dans sa chair.
Mais c'est contre l'autre souffrance, la
souffrance morale, que Speicher nous a, jusqu'ici,
semblé
moins bien
armé. Alors que certains coureurs — les vrais champions — savent, aux heures de pire
défaillance, puiser
dans leur volonté farouche d'ultimes ressources, Speicher, lui, aux moments
difficiles, s'abandonne trop facilement au découragement le plus profond. Si
tout va bien, si tout marche à son gré, si rien ne vient contrarier sa course,
parfait ; Speicher
jubile, il « chatouille les pédales », fait des étincelles et accomplit, le sourire aux
lèvres, les plus belles
prouesses. Mais que survienne le moindre incident ou qu'apparaissent les premiers
signes de la
défaillance, voila tout le bel édifice qui s'écroule irrémédiablement. Les
exemples ne manquent pas. Dans un Paris-Briare indépendants en 1929, Speicher, qui marche très bien et
surclasse réellement le lot, démarre, lâche tout le monde et se trouve en tête avec une sérieuse avance.
Soudain, à quelques kilomètres
de l'arrivée, il sent venir la défaillance. Aussitôt, sans même essayer de lutter, il se
relève et abandonne.
En 1931, dans Paris-Evreux, il s'échappe en compagnie de son camarade du V. C. L.
Fournier. Les
deux coéquipiers se relayent, mais Speicher constate que son camarade est moins frais
que lui. Soudain,
à proximité de l'arrivée, le peloton des poursuivants apparaît à une
cinquantaine de mètres des
fugitifs :
« Bon,
se dit Speicher, elle est morte. Ils vont nous rattraper ! »
Et il se relève tranquillement.
Fournier, lui, bien qu'étant épuisé, poursuit
son effort.
Il s'accroche... et il n'est pas rejoint. Il arrive en vainqueur à Evreux,
alors que Speicher, qui aurait
pu le battre aisément, ne termine même pas la course.
Une anecdote plus récente : l'an dernier,
dans Paris-Rennes,
Speicher trouve de nouveau la défaillance sur son chemin. Aussitôt, le voilà en
train de gémir
sur son malheureux sort :
— Ah! là là, quel métier! J'en ai assez de la bicyclette,
je vais tout laisser tomber.
Sans son ami Archambaud, qui se trouva providentiellement là pour lui remonter le moral, Speicher abandonnait. Il n'était
pourtant pas tellement mort puisqu'à l'arrivée il prit la troisième place au sprint, derrière Barthélémy et
Louyet.
Speicher n'est, d'ailleurs, pas un phénomène, et, depuis le début du sport
cycliste, nombreux ont été les coureurs victimes de cette faiblesse de
caractère.
Fort heureusement, Speicher, qui n'est pas sot, connaît parfaitement son mal et
il a le plus vif désir de
le combattre. Déjà, depuis son entrée dans le clan des professionnels, il a, au contact de Leducq et d'Archambaud, qui, eux, sont des « volontaires », commencé
l'éducation de sa volonté. L'amélioration est assez sensible, et Speicher compte bien
ne pas s'arrêter
en si beau chemin.
Donc, Georges Speicher peut être considéré comme un routier sans grand
ressort moral, et il est hors de doute que ce grave défaut a sérieusement
contrarié sa
carrière : un caractère mieux trempé lui aurait certainement permis de « sortir » plus vite
et de gagner
plus de courses.
Mais, par extraordinaire, il y a une
compensation assez sérieuse.
Depuis qu'il pratique le sport cycliste, c'est-à-dire depuis l'âge de dix-sept ans,
Speicher n'a
pour ainsi dire jamais « souffert ». Jamais il n'a fourni de gros efforts et
il ignore ce que c'est que d'aller jusqu'à la limite de ses forces, puisqu'il s'est
toujours arrêté aux premières attaques de la défaillance. Il se trouve donc
qu'à vingt-cinq ans et demi (il est né à Paris, le 8 juin 1907), notre gaillard, dont la santé est magnifique,
est frais comme l'œil autant
qu'à dix-sept ans, les muscles souples, les réflexes nullement émoussés, alors qu'à son
âge, maints routiers
sont déjà usés par plusieurs années de durs efforts. Voilà pourquoi, au début de cet
article, je disais
que Speicher, en dépit de ses vingt-cinq ans, pouvait être rangé parmi les plus sûrs «
espoirs » du cyclisme
routier.
Après avoir lu ce bref « portrait », vous
admettrez aisément
qu'il n'est pas surprenant que Speicher, malgré ses grandes qualités physiques,
n'ait commencé
à faire parler de lui qu'à vingt-trois ans. Auparavant, c'est tout à fait en dilettante
qu'il avait
pratiqué le sport cycliste, depuis le moment où le constructeur des cycles « La Volante
», à Pantin,
chez qui il travaillait comme mécanicien, lui avait appris à monter à vélo... pour faire
les courses.
Avant d'être cycliste, Speicher (X) était un fervent adepte de la natation. |
D'ailleurs, ce n'est pas le cyclisme qui
tentait le plus le jeune Speicher... mais bien la
natation. Le canal de l'Ourcq n'était pas loin, et, dès
qu'il avait un
moment de loisir, Georges allait faire une pleine eau. On le vit même
participer, en compétition officielle, à une finale de la « Première Brasse
», où il se
classa troisième.
Ayant décidé de devenir coureur cycliste, Speicher
entra,
en 1924, au Club Sportif de Pantin, dont Neuhard était la vedette.
Il se signala par plusieurs victoires dans
des épreuves
interclubs, faisant le désespoir du trésorier du club, qui devait verser à Speicher une
indemnité de
1 franc par kilomètre parcouru. En 1927, Georges passa à la « Générale », mais il partit à
la fin de l'année
pour accomplir son service militaire au 170e régiment d'infanterie, à
Kehl. De retour à la vie civile, Speicher revint à la Générale, mais, en 1930, il passa à
Clignancourt Sportif. Sous les couleurs de ce club, il se classa quatrième de
Paris-Caen (premier
des indépendants), deuxième du Prix Cyclo-Sport et deuxième du Critérium des
Comingnen.
Ces belles performances lui valurent d'être incorporé, en 1931, dans
l'équipe du V. C. L. Il gagna le Critérium des Aiglons et se classa deuxième
du Circuit
de l'Ouest.
Enfin, au début de 1932, Speicher passa aspirant professionnel et entra
dans le « team » Alcyon. On n'a pas oublié qu'il se classa cinquième du Critérium du Printemps, troisième de
Paris-Rennes, deuxième du
Grand Prix Wolber et qu'il se distingua à plusieurs reprises dans le Tour de France.
Le Tour de France ! Speicher est intimement
persuadé que ce sera la « course de sa vie »...
N'est-ce pas
là, encore, un point de comparaison avec André Leducq, à qui Speicher, sans nul doute,
rêve secrètement
de ressembler entièrement un jour...
raymond huttier.
Notons qu'à cette époque on pouvait se baigner dans le canal de l'Ourcq...
Georges Speicher devait prouver quelques semaines plus tard que le journaliste sportif avait du flair...
Mais Speicher était bien entouré au départ de ce Tour : Magne (1931) et Leducq (1930 & 1932), déjà vainqueurs de la Grande Boucle ; Lapébie, le futur vainqueur de l'édition 1937 et Henri Pélissier le frère d'Henri, vainqueur en 1923. Tous les vainqueurs français de l'entre-deux guerres sont présents sur cette photo (directement ou par... procuration en ce qui concerne les Pélissier !).
Si l'on ajoute qu'Archambaud remporta la première étape (Paris-Lille) et porta le maillot jaune 9 jours avant de le céder à son ami Georges, que Le Grevès remporta l'avant dernière-étape (Rennes-Caen), on conviendra que cette équipe de France avait fière allure ! Et tout ce beau monde se mit sans rechigner au service du Parisien quand il s'avéra en position de remporter la victoire finale.Joséphine Baker qui est venue donner le départ du Tour au Vésinet salue Charles Pélissier . |
C'est ça le Tour !
M. Homais, le pharmacien de Mme Bovary
et de Gustave Flaubert,
m'a dit : «Qu'est-ce donc que ce Tour de France dont j'entends parler si
souvent?»
Je lui ai répondu : « Le Tour de
France est un "truc" qui constitue précisément pour les
pharmaciens
une occasion annuelle d'abandonner leurs bocaux
et d'aller voir un peu de belle et saine
jeunesse filer devant eux comme de jolies hirondelles.
« Le Tour de
France, c'est une tranche de vie et de vie
magnifique offerte aux sédentaires, quelque chose de fort capable de leur nettoyer le cerveau, de les distraire de la tâche quotidienne, de leur donner le goût du mouvement, le besoin de déplacement, l'envie d'autres cieux, la volonté de ne pas « défuncter » sans avoir fait, ici-bas, autre chose que de vendre du
sulfate de soude ou du permanganate de potasse.
«Le Tour de
France, c'est, concrétisé, le besoin chaque jour plus impérieux, pour les masses, de meilleure santé par l'exercice; c'est le rêve, en perspective, d'un meilleur état social où chacun créerait sa
situation suivant un barème de volonté et de puissance.
« Le Tour de
France, c'est, pour les foules, une sorte de
bruissement qui court comme un frisson sur le monde
entier et dont la TSF accuse les pulsations par
toutes ses antennes.
«Le Tour de
France, c'est chacune de nos belles régions mise
en émoi, attendant fébrilement les
crissements sur le sol de ces quelques dizaines
de pneumatiques actionnés par autant de bielles vigoureuses ; c'est, telle
une marche à L'étoile, des populations immenses qui font le "bruit de mer que fait
un grand peuple en marchant".
« Le Tour de
France, c'est une croisade ; c'est un pèlerinage; c'est
un exemple; c'est une leçon; c'est un
enseignement. C'est une occasion, pour le
pays, de communier dans la religion superbe
du Sport; c'est l'occasion de parler une langue unique, comprise dans le monde entier, et de chanter l'hymne mondial du courage et de la volonté.
« Le Tour de
France, c'est la France accueillante aux amis étrangers.
« Le Tour de
France, c'est pour ce gamin de 20 ans, s'il termine la course, une
petite fortune qui l'attend.
« Le Tour de
France, c'est du bruit, du mouvement, des déplacements inimaginables de foules, l'expression du besoin que nous avons de nous extérioriser et d'élever d'éphémères idoles.
«Le Tour de
France, c'est une course d'un mois, mais c'est onze mois d'attente de cette course invraisemblable, aux péripéties de laquelle sont suspendus des millions de sportifs.
« Le Tour de
France, voilà ce que c'est », ai-je dit au petit-fils de M. Homais.
Je ne lui ai, naturellement, pas dit que pour l'organisateur, il constituait un « effroyable boulot».
henri desgrangeCette année-là, le Tour va tourner dans le sens des aiguilles d'une montre .
A Cannes, Maurice Archambault reprend le maillot jaune qu'il avait perdu la veille : ses parents peuvent être fiers ! |
Hélas, après avoir perdu une première fois le maillot au sortir des Alpes, il dut le céder définitivement le lendemain à Speicher à l'issue de l'étape Cannes - Marseille.
Vainqueur à Gap et à Digne, c'est ici à Marseille que Speicher prend le maillot. |
...même si dans les Pyrénées il dut batailler ferme contre les Italiens Guerra et Martano, avec l'aide d'Archambault il réussit à préserver la tunique jaune après avoir bu une... bière (?) au sommet de l'Aubisque ! La foule était déjà présente à l'époque sur les routes du Tour.
Extrait de la brochure "LE TOUR A 50 ans" publié en 1953 |
Mais d'autres coureurs s'illustrèrent également :
Le Belge Lemaire, éphémère porteur du maillot jaune, ici dans la roue de Speicher dans la montée du Galibier.
Un autre Belge, Aerts qui remporta 6 étapes !
Speicher vient de retourner sa roue arrière pour changer de braquet : les dérailleurs ne seront autorisés qu'en 1937 au Tour de France. |
BRAVO !
J'ai puisé mes informations dans le numéro spécial de L'EQUIPE, "LE TOUR A 50 ans" publié en 1953, dans le coffret "Le Tour a 100 ans" et dans ma collection de Miroir des Sports d'Avant-guerre.
Beau travail d'investigation journalistique.
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