mardi 11 janvier 2011

Les chroniques d'Antoine Blondin (2)

En feuilletant le numéros de "Miroir du Cyclisme" de 1979, j'ai trouvé ce petit article de Maurice Vidal dans le n° 270 :

Un très sérieux Blondin
Ce qui a étonné ses compa­gnons journalistes dans le fait que l'Académie Française ait attribué son Grand Prix de Littérature 1979 à Antoine Blondin, ce n'est pas que ce dernier soit reconnu comme un écrivain de première ordre, c'est que la vénérable institution ait attendu si longtemps pour s'en apercevoir. Cela dit, elle a le mérite d'avoir cou­ronné l'ami Antoine au moment où ce dernier venait de sortir, non pas un roman, mais une longue chronique sur le Tour de France, sa passion la plus pure. Son livre s'intitule précisément et tout simplement « Sur le Tour de France» (I). Nous en avons publié de courts extraits dans notre numéro 268. Nous n'aurons pas l'outre­cuidance de parler du style étincelant de Blondin. Toute son œuvre en atteste. Il nous semble plus important dé dire aux amateurs de cyclisme que peu d'auteurs ont aussi bien parlé du sport qui leur est cher et de sa plus grande épreuve mon­diale. Antoine Blondin a beau être le maillot jaune des humoristes, il nous a donné sur le Tour le livre le plus lucide et le plus sérieux. Quant à la forme... c'est du Blondin.
Maurice Vidal
(1) «Sur le Tour de France . par Antoine Blondin. Ed. Mazarine.
Ce livre est épuisé, même dans son édition de poche parue à la "Petite Vermillon". 
L'extrait dont parle le directeur du Miroir a été publié dans le N° 268 de la revue et parle du Tour 1959, alors je ne résiste pas... J'ai même trouvé des photos de l'épisode narré par Blondin dans la revue "Sport et Vie" parue après le Tour 59 !
PASSAGE AVIDE par Antoine BLONDIN
Dans la montagne, s'il y a beaucoup à gagner, il n'y a surtout pas de temps à perdre. Dans la panique qui saisit le coureur en perdition sur la pente, toutes les bouées sont bonnes à prendre. 
Photo extraite du "Miroir Sprint du 17/07/1958
Sur cette même route de Bagnères nous en eûmes une démonstration d'école, prodiguée par l'Italien Favero, qui avait ter­miné second du Tour, l'année précédente, derrière Charly Gaul.L'homme se distingue de l'animal en ceci qu'il est doué d'arrière-pensées. Ayez confiance en lui : on peut exiger à l'intérieur ce que l'on ne voit pas à la devanture. Quand Guillaumet, en perdition dans la cordillère des Andes, déclara à son retour : « Ce que j'ai fait, une bête ne l'aurait pas fait », nous le croyons d'autant plus volontiers que ses actes sont chargés de sens et de prix. La signification est un des privi­lèges de l'espèce.
En traversant les Pyrénées, nous avons pu, ce jour-là, sonder le prodigieux double fond de la nature humaine. 
Nous accompagnions donc Favero. Echappé depuis le matin, il était le seul favori éven­tuel à avoir réussi à franchir le mur de méfiance dressé par les « grands » en tête du peloton. Ce Vénitien se promenait avec un quart d'heure d'avance sur tout le monde. Les premiers lacets du Tourmalet lui furent pénibles, les seconds désastreux, les suivants fatals. 
On peut remarquer le sourire de Bahamontes, accompagné par Gaul, lorsqu'il dépasse l'Italien...
Au fil des kilomètres, il se trouva non seule­ment rejoint, mais dépassé, puis distancé par ses camarades. 
Hagard, l'œil trémulant sous l'arcade, il montait à sa main, quand ça n'était pas celles des autres, et semblait faire la quête sur les bas côtés de la route entre lesquels il évoluait en zigzags décon­certants. Une gloutonnerie l'habitait, qui réclamait son dû sous forme de limonade et de bourrades efficaces. Les allègres indigènes, joignant l'utile à l'agréable, se prodiguaient autour de lui est l'escortaient au pas. On eût dit l'image de la mendicité. L'instinct de réclamer était ici plus fort que celui de se donner. Toute pudeur et toute vergogne étaient bannies. On ne pouvait s'empêcher d'évoquer le Monsieur Perrichon de Labiche, qui n'était jamais si heureux en montagne que lorsqu'il lui arrivait d'obli­ger son entourage. Favero a dû faire bien des heu­reux en élisant les supporters spontanés vers les­quels il fonçait tout droit, la main tendue, la bouche ouverte.
Pour notre part, loin d'être tentés de le pousser, nous ne songions qu'à le retenir, cherchant une argumen­tation susceptible de le dissuader d'aborder la des­cente, ses périls réels, l'isolement à quoi sont voués les coureurs au long de leur dégringolade vertigi­neuse. Lui, écumant, paraissait ne rien entendre et poursuivait son cheminement vain et insolite. Il y avait là comme un corps étranger qui ne passait pas. L'Italien n'était plus assimilé à la course. Il semblait poursuivre pour son compte personnel une aventure en forme de gageure. Ses équipiers eux-mêmes l'avaient abandonné et ses bulletins de santé, très loin là-bas, sillonnaient la caravane, accablant les uns, stimulant les autres. Nous n'espérions plus le rapatrier. Son désenchantement physique était tel que ses roues n'avaient plus l'air de rouler sur le sol : il n'avançait que parce que la Terre tourne, comme s'il se fut trouvé sur un home-trainer géant, qui emportait dans le mouvement le paysage et les indi­vidus.
(Extrait de «Sur le Tour de France » Ed. Mazarine (1979)
Vito Favero quitta le Tour de France 1959 le lendemain. 
Photo "Miroir des Sports" du 29/06/1959
Il avait pourtant gagné la 2ème étape qui arrivait à Namur.

Il me semble, au vu de cet extrait, que le livre que Blondin publia en 1979 était une reprise  de certaines chroniques (revues et corrigées ?) qu'il avait écrites pour L'Equipe. Voici la fin de la chronique de 1959.

"Nous franchîmes le col sur ses talons et ce fut la basculade. Alors, comme les faux aveugles qu'on voit plier bagage dans les couloirs du métro lorsqu'ils estiment qu'ils ont terminé leur journée, Favero se redressa soudain, avala un bon bol d'air et, avec une singulière ingrati­tude, se laissa plonger vers l'arrivée. La métamorphose fat si brutale que nous en ressentîmes le pincement de dépit que les meilleures volontés éprouvent quand elles ont le sentiment d'avoir été dupées. L'avidité, cette fois, s'avançait à visage découvert. Haut les cœurs et bas les masques ! Ce cul-de-jatte prenait ses jambes à son col. Nous avions envie de crier : « Remboursez ! » Autour de lui s'opérait une grande lessive qui projetait vers la vallée, et parfois plus rapidement qu'ils ne l'eussent voulu, des coureurs plus légers que des flocons. Favero, de son côté, reprenait contenance d'instant en instant, négociait ses virages avec une économie consommée et s'intégrait avec aisance aux divers orpheli­nats où s'était essaimé le peloton.
Je n'aime pas reprocher à un coureur de solliciter de l'aide autour de soi. Je partirais même volontiers du principe que tous les droits lui sont acquis, à condition qu'ils ne lèsent pas ceux des autres. Si je me suis cru tenu d'évoquer l'attitude de Favero, c'est dans une certaine mesure pour rendre hommage à un subtil talent de comédien. Ce qu'a fait cet athlète, il n'est que trop évident qu'une bête ne l'aurait pas fait."
6 juillet 1959.

3 commentaires:

  1. Favero ou l'ingestion " non contrôlée " d'amphétamines... Le lyrisme de Blondin masque tout ça... Blondin d'ailleurs n'était pas dupe, ni aucun journaliste. Mais c'était déjà l'omerta à l'époque.

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  2. Quand j'entends parler d'Antoine Blondin, je m'approche du comptoir!
    D'ailleurs, je lui ai consacré, il y a quelques jours,un billet dans mon blog à l'occasion de l'exposition organisée à l'occasion des vingt ans de sa mort:
    http://encreviolette.unblog.fr/2011/06/26/vous-reprendrez-bien-un-coup-dantoine-blondin/
    Un grand écrivain sportif et un grand écrivain tout court!
    Pour réagir au commentaire précédent,en me replongeant ces jours-ci dans la lecture des magazines sur les Tours de France des années 1950-60, j'ai constaté, au contraire, que les journalistes, certes à mots plus ou moins couverts, évoquaient l'usage du dopage bien avant que le coupable soit pris la main dans le sac.
    Ainsi, voici ce que disait Chany durant le Tour 1961 à propos de Charly Gaul, vainqueur 3 ans auparavant:
    « Il broie du noir ; il craint pour son avenir.
    « Je vais bientôt mourir ... » confiait-il récemment à son fidèle Ernzer, l’ami des bons et des mauvais jours.
    Celui-ci tenta de remonter le moral de son compatriote qui lui répondit alors sur un ton à la fois bourru et résigné :
    « N’essaie donc pas de me raconter des histoires ! Dans ce Tour, je suis sans cesse en train de m’accrocher et je suis obligé hélas d’avaler des pilules pour suivre les autres. Un jour ou l’autre, je paierai l’addition ...
    - Des pilules ? Mais tout le monde en prend, remarqua alors Ernzer qui sait mieux que quiconque de quoi il retourne dans ce Tour de France.
    Le grimpeur Grand Ducal regarda alors son interlocuteur droit dans les yeux, il s’accorda un temps de réflexion, puis il lui répondit très calme :
    C’est vrai, tout le monde prend des pilules, mais tout le monde ... n’en prend pas autant que moi ! »
    Bien cordialement.

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  3. passionnant! Quel style ! Du grand art . On attend avec impatience la relève ...

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